7 octobre 2012

Un grand cirque noir et cynique.


Réédition de Ace in the Hole/The Big Carnival (Le Gouffre aux chimères), de Billy Wilder (1951).

            Il y a toujours eu avec Billy Wilder une sorte de malentendu. Le succès de quelques-unes de ses comédies les plus célèbres (The Seven Year Itch/Sept ans de réflexion, 1955, Certains l’aiment chaud/Some Like It Hot, 1959, ou encore The Apartment/La garçonnière, 1960) l’a longtemps fait passer pour un simple amuseur, qui plus est à la patte jugée souvent lourde. C’est oublier que les plus grandes réussites de ses débuts de cinéaste sont des films sombres (Double Indemnity/Assurance sur la mort, 1944, ou Sunset Boulevard/Boulevard du crépuscule, 1950, par exemple), y compris Le Gouffre aux chimères qui nous est aujourd’hui proposé en réédition. Peut-être est-ce d’ailleurs l’échec commercial du film qui incita Wilder à se tourner vers la comédie  --  même fortement teintée de noirceur et reflétant une vision du monde dénuée de tout angélisme.

            Il serait inexact aussi de dire que Wilder s’attaque ici aux mœurs journalistiques dans leur ensemble. Sans doute aura-t-il toujours la dent dure avec ses personnages de journalistes, et jusqu’à la fin de sa carrière (voir à cet égard The Front Page/Spéciale Première, 1974)  --  mais ce sont certaines dérives qu’il stigmatise, ce goût pour le sensationnalisme d’une presse avide de sang à la une. Ainsi, face à Chuck Tatum (Kirk Douglas), le journaliste qui ne recule devant rien pour arriver à ses fins, se dresse Boot (Porter Hall), le directeur du modeste journal de province où il travaille après avoir dû quitter New York. Pour lui, comme pour Wilder, l’important, c’est de dire la vérité, quelle qu’elle soit. Il l’affiche d’ailleurs  clairement sur les murs de son bureau et de sa rédaction, et il ne peut supporter les manœuvres de Tatum.

            Cynique et sans scrupule, Tatum l’est assurément. Témoin par hasard d’un accident qui pourrait être sans gravité (un homme en quête de poteries indiennes se retrouve coincé dans une grotte du Nouveau Mexique), il commence par ralentir les opérations de sauvetage pour tenir le public en haleine et faire monter le tirage de son journal ; puis il gonfle tant et si bien toute l’affaire que des milliers de badauds viennent se rassembler, entraînant un grand carnaval (pour reprendre le titre original imposé par les producteurs) ludico-médiatique. Mais Tatum n’est pas un personnage simple : détestable certes, il est aussi la victime d’un système. Il lance une machine qui devient folle et finit par lui échapper parce que d’autres prennent le relai : les responsables des journaux qui lui achètent de la copie à prix d’or, le shérif local qui ne cherche qu’à être réélu, les autres journalistes qui le critiquent mais courent eux aussi derrière l’information exclusive qui fera vendre, les badauds fiers de plastronner devant micros et caméras, et jusqu’à la famille de la victime, sa femme prête à le quitter et que seul l’appât du gain incite à rester, son père même qui ne réalise le gâchis de la situation qu’à la toute fin du film  --  et encore, quand on le voit errer seul au milieu des détritus, se demande-t-on alors (contaminé soi-même par le cynisme ambiant) si c’est la mort de son fils qu’il pleure ou la fin du grand cirque qui lui rapportait gros. Il n’y a guère que la mère, qui traverse le film en arrière-plan, et espère sauver son fils à force de prières. Mais dans un monde sans foi ni loi la religion elle-même a perdu sens et valeur et le prêtre n’apparaît guère à la fin que pour tirer l’échelle et constater sa propre impuissance.

            Contrairement à d’autres personnages de Wilder, Tatum a d’ailleurs conscience de son cynisme et de son absence de scrupule. Il n’est que le miroir ricanant (extraordinairement joué par un Kirk Douglas littéralement habité par son personnage) d’un monde odieux qui se repaît en toute bonne conscience du malheur des autres. Il ne lui donne après tout que ce qu’il demande : « Les bonnes nouvelles ne sont pas de la bonne information. Seules les mauvaises nouvelles se vendent bien », dit-il au jeune photographe qu’il fascine et qui l’admire  --  et il s’efforce d’en tirer le maximum de gloriole et de profit. Tout en sachant, merveilleuse métaphore du film, qu’il est lui-même au bord du gouffre, qu’il est lui aussi, à sa façon, emmuré comme le pauvre homme dont il exploite le malheur et qui va en mourir.

            Conscient de sa propre bassesse et méprisant le monde qui l’entoure et son « grand carnaval », Tatum en est aussi le prisonnier puisqu’il fait son miel de ses turpitudes. Ne faut-il pas voir là une manière d’autoportrait du cinéaste en moraliste désespéré ? Dégoûté de lui-même, Tatum espère trouver une dérisoire rédemption  en imposant à la veuve de porter le cadeau (une paire de renards) que son mari lui réservait dans une scène paroxystique où il tente de l’étrangler  --  provoquant par contrecoup sa propre mort. L’Amérique du début des années 50, avec le développement de la télévision et l’explosion du consumérisme, pouvait difficilement accepter une œuvre d’une noirceur aussi prophétique  --  et le film fut un échec tant commercial que critique. A la suite de quoi Wilder tourna Stalag 17 où il adopta un point de vue identique sur la veulerie et la vénalité du monde (point de vue qui demeurera toujours le sien) mais en y ajoutant une verve satirique dont il ne se déprendra jamais.

            On ne saurait enfin terminer sans souligner les qualités proprement visuelles d’un cinéaste qui ne fut pas seulement le plus brillant (avec Joseph Mankiewicz) scénariste-dialoguiste du cinéma américain de l’âge classique. Deux plans suffisent à la démonstration : celui d’ouverture, où Tatum, journaliste « en panne », arrive au volant de sa voiture remorquée par une dépanneuse ; celui de fermeture, travelling arrière cadré en violente contre-plongée, quand Tatum finit par s’écrouler en gros plan devant l’objectif de la caméra. Et entre les deux, tout le reste est à l’avenant. C’est dire le régal.

2 commentaires:

  1. Il me semble « The Big carnival » se traduit moins par "le grand carnaval" ou "le grand cirque", comme vous le faites, que "la grande fête foraine". (Voir à ce sujet la très impressionnante série historique « Carnivale », que proposait HBO il y a une décennie.)

    PS -- J’en suis déjà à ma cinquième tentative pour résoudre le Captcha et poster ce commentaire, c’est de moins en moins supportable...

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    1. Mon anglais étant souvent plus que vacillant, je me suis donné la peine de vérifier dans le Robert&Collins. Le premier sens est bien « carnaval » ; en américain, c’est aussi un synonyme de « fair », donc, vous avez raison, on pourrait le traduire par « fête foraine ». Il me semble cependant que, concernant le film, le terme de « fête foraine » serait singulièrement réducteur. L’idée de carnaval ou de cirque (au sens figuré) me paraît mieux adaptée. Mais n’oublions pas que le titre voulu par Wilder était « Ace in the Hole » (sous lequel il sort aujourd’hui), bien plus délicat à traduire. Quant au titre français, certes différent, il me paraît plutôt bien venu.

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