Reality,
de Matteo Garrone (2012).
Après l’indiscutable réussite qu’a
été le précédent film de Matteo Garrone, Gomorra,
on attendait le cinéaste au tournant, et autant dire d’entrée de jeu que Reality ne déçoit pas notre attente --
contrairement à ce qu’un accueil critique assez frais pourrait laisser
penser. Je ne sais si Garrone méritait ou non d’être distingué à Cannes, où le
Grand prix lui a été décerné pour la deuxième fois, mais il est indiscutable
qu’il s’affirme aujourd’hui comme un des cinéastes italiens parmi les plus
intéressants -- sinon le
plus intéressant, stylistiquement plus inventif que Nanni Moretti et à tous
égards moins racoleur que Paolo
Sorrentino (voir l’épouvantable This Must
Be the Place, 2011).
C’est à tort que Reality est ici et là essentiellement
présenté comme une charge contre les ravages de la téléréalité. Sans doute
Garrone décrit-il cet univers frelaté qu’une certaine télévision distille
depuis bien des années maintenant
-- et, avec Berlusconi, l’Italie
n’a certainement pas été en reste sur ce plan. Tout l’entourage de Luciano
(Aniello Arena), un modeste poissonnier napolitain, ne cesse de l’encourager à
participer à un casting pour une
émission de ce genre. N’a-t-il pas l’habitude de jouer les boute-en-train lors
des fêtes de famille ? Avec sa jovialité et son bagou, sûr qu’il est bien
le candidat idéal, tout le monde lui dit, et il finit par s’en persuader. Au
point d’en perdre la raison et de s’imaginer à chaque instant observé par des
agents de l’émission -- plus que jamais, Big Brother, devenu il Grande Fratello, is watching you.
On retrouve bien ici ce désir
effréné de notoriété que dénonçait déjà, mais dans une toute autre perspective,
le Superstar de Xavier Gianoli.
Devenir célèbre à tout prix -- et aussi gagner beaucoup d’argent. Car,
retrouvant les racines de la comédie italienne, Garrone enracine son récit dans
une réalité sociale qu’il décrit minutieusement. Tous les personnages qu’il met
en scène sont des petites gens qui vivent mal et doivent même recourir à des
expédients d’une honnêteté douteuse pour réussir à joindre les deux bouts.
Prêts aussi à se dévorer entre eux comme le montre la scène, à la fois drôle et
navrante, où Luciano et son employé
cherchent à récupérer jusque dans une église un robot ménager, objet de leur
minable arnaque. Il y a là une tonalité qui rappelle Affreux, sales et méchants (Brutti,
sporchi ecattivi, 1976) d’Ettore Scola. Mais sans mépris ni cruauté, quand
les Risi, Monicelli et autres Scola de la grande époque n’en étaient pas
toujours exempts, et c’est même avec une empathie, certes consternée mais bien
réelle, que Garrone observe ses personnages pris au piège de l’hyper
consommation et des loisirs programmés. Reprenant le point de vue du
photographe italien Massimo Siragusa pour qui « c’est dans les centres
commerciaux ou les parcs d’attractions à grande échelle que les Italiens
préfèrent passer le plus clair de leur temps libre »[1],
mais en lui donnant les couleurs saturées d’un autre photographe, lui aussi
contempteur du monde de la consommation et des loisirs de masse, Martin Parr,
le cinéaste plonge Luciano dans un univers artificiel dont il ne parvient pas à
se libérer -- mais le veut-il vraiment ?
Car en s’éloignant de plus en plus
de sa réalité sociale, dont il se débarrasse de tous les signes extérieurs (son
commerce, qu’il vend ; ses meubles, qu’il donne), il se dépouille pour
mieux entrer dans le monde de l’illusion que lui propose la télévision. La
téléréalité abêtit assurément son public, mais Luciano aurait tout aussi bien
pu, en d’autres temps, participer à un casting
pour un film, et comment ne pas penser ici au Bellissima de Luchino Visconti (1951) ? On y voit une femme du
peuple (Anna Magnani) vouloir faire de sa fille une star, attirée qu’elle est par l’argent, la notoriété et la
promotion sociale. Mais si Visconti choisit d’achever son film sur un refus (la
mère sauve sa famille et sa dignité après que la belle enfant s’est ridiculisée
devant la caméra), Garrone, lui, mène son personnage jusqu’au bout de sa
logique -- celle d’un homme qui a perdu la raison pour
mieux entrer dans le monde de l’illusion, au sens magique du terme. Lorsqu’il
pénètre enfin par effraction dans le studio de télévision, sa terre promise (et le parallèle avec les
illusions de la religion court à travers tout le film), Luciano se retrouve
face à un miroir sans tain et décide de larguer les amarres en le traversant.
On est là dans le sillage du théâtre de Pirandello (Henri IV) ou d’Eduardo de Filippo (La Grande Magie), où des personnages fuient la réalité en
s’enfonçant dans la folie -- tout en
laissant planer un doute : n’est-ce pas le monde réel qui est le plus
fou ? Car Luciano, qui aime à se déguiser et à se donner en spectacle,
n’est-il pas semblable à Arlequin, « le premier fou », ce
« prestidigitateur », ce serviteur « qui ne sert personne et
mène tout le monde en bateau » ? N’a-t-il pas compris finalement,
comme lui, que « le monde est chose bouffonne »[2] ?
Ce pourrait être la morale de ce conte moderne plus profond qu’il n’en a l’air.
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