Réédition de Ace in the Hole/The Big Carnival (Le Gouffre aux chimères), de Billy
Wilder (1951).
Il y a toujours eu avec Billy Wilder
une sorte de malentendu. Le succès de quelques-unes de ses comédies les plus
célèbres (The Seven Year Itch/Sept ans de
réflexion, 1955, Certains l’aiment
chaud/Some Like It Hot, 1959, ou encore The
Apartment/La garçonnière, 1960) l’a longtemps fait passer pour un simple
amuseur, qui plus est à la patte jugée souvent lourde. C’est oublier que les
plus grandes réussites de ses débuts de cinéaste sont des films sombres (Double Indemnity/Assurance sur la mort,
1944, ou Sunset Boulevard/Boulevard du
crépuscule, 1950, par exemple), y compris Le Gouffre aux chimères qui nous est aujourd’hui proposé en
réédition. Peut-être est-ce d’ailleurs l’échec commercial du film qui incita
Wilder à se tourner vers la comédie
-- même fortement teintée de
noirceur et reflétant une vision du monde dénuée de tout angélisme.
Il serait inexact aussi de dire que
Wilder s’attaque ici aux mœurs journalistiques dans leur ensemble. Sans doute
aura-t-il toujours la dent dure avec ses personnages de journalistes, et
jusqu’à la fin de sa carrière (voir à cet égard The Front Page/Spéciale Première, 1974) --
mais ce sont certaines dérives qu’il stigmatise, ce goût pour le
sensationnalisme d’une presse avide de sang à la une. Ainsi, face à Chuck Tatum
(Kirk Douglas), le journaliste qui ne recule devant rien pour arriver à ses
fins, se dresse Boot (Porter Hall), le directeur du modeste journal de province
où il travaille après avoir dû quitter New York. Pour lui, comme pour Wilder,
l’important, c’est de dire la vérité, quelle qu’elle soit. Il l’affiche
d’ailleurs clairement sur les murs de son
bureau et de sa rédaction, et il ne peut supporter les manœuvres de Tatum.
Cynique et sans scrupule, Tatum
l’est assurément. Témoin par hasard d’un accident qui pourrait être sans
gravité (un homme en quête de poteries indiennes se retrouve coincé dans une
grotte du Nouveau Mexique), il commence par ralentir les opérations de
sauvetage pour tenir le public en haleine et faire monter le tirage de son
journal ; puis il gonfle tant et si bien toute l’affaire que des milliers
de badauds viennent se rassembler, entraînant un grand carnaval (pour reprendre
le titre original imposé par les producteurs) ludico-médiatique. Mais Tatum
n’est pas un personnage simple : détestable certes, il est aussi la
victime d’un système. Il lance une machine qui devient folle et finit par lui
échapper parce que d’autres prennent le relai : les responsables des
journaux qui lui achètent de la copie à prix d’or, le shérif local qui ne
cherche qu’à être réélu, les autres journalistes qui le critiquent mais courent
eux aussi derrière l’information exclusive qui fera vendre, les badauds fiers
de plastronner devant micros et caméras, et jusqu’à la famille de la victime,
sa femme prête à le quitter et que seul l’appât du gain incite à rester, son
père même qui ne réalise le gâchis de la situation qu’à la toute fin du
film --
et encore, quand on le voit errer seul au milieu des détritus, se
demande-t-on alors (contaminé soi-même par le cynisme ambiant) si c’est la mort
de son fils qu’il pleure ou la fin du grand cirque qui lui rapportait gros. Il
n’y a guère que la mère, qui traverse le film en arrière-plan, et espère sauver
son fils à force de prières. Mais dans un monde sans foi ni loi la religion
elle-même a perdu sens et valeur et le prêtre n’apparaît guère à la fin que
pour tirer l’échelle et constater sa propre impuissance.
Contrairement à d’autres personnages
de Wilder, Tatum a d’ailleurs conscience de son cynisme et de son absence de
scrupule. Il n’est que le miroir ricanant (extraordinairement joué par un Kirk
Douglas littéralement habité par son personnage) d’un monde odieux qui se
repaît en toute bonne conscience du malheur des autres. Il ne lui donne après
tout que ce qu’il demande : « Les bonnes nouvelles ne sont pas de la
bonne information. Seules les mauvaises nouvelles se vendent bien »,
dit-il au jeune photographe qu’il fascine et qui l’admire -- et
il s’efforce d’en tirer le maximum de gloriole et de profit. Tout en sachant,
merveilleuse métaphore du film, qu’il est lui-même au bord du gouffre, qu’il
est lui aussi, à sa façon, emmuré comme le pauvre homme dont il exploite le
malheur et qui va en mourir.
Conscient de sa propre bassesse et
méprisant le monde qui l’entoure et son « grand carnaval », Tatum en
est aussi le prisonnier puisqu’il fait son miel de ses turpitudes. Ne faut-il
pas voir là une manière d’autoportrait du cinéaste en moraliste
désespéré ? Dégoûté de lui-même, Tatum espère trouver une dérisoire
rédemption en imposant à la veuve de
porter le cadeau (une paire de renards) que son mari lui réservait dans une
scène paroxystique où il tente de l’étrangler
-- provoquant par contrecoup sa
propre mort. L’Amérique du début des années 50, avec le développement de la
télévision et l’explosion du consumérisme, pouvait difficilement accepter une
œuvre d’une noirceur aussi prophétique
-- et le film fut un échec tant
commercial que critique. A la suite de quoi Wilder tourna Stalag 17 où il adopta un point de vue identique sur la veulerie et
la vénalité du monde (point de vue qui demeurera toujours le sien) mais en y
ajoutant une verve satirique dont il ne se déprendra jamais.
On ne saurait enfin terminer sans
souligner les qualités proprement visuelles d’un cinéaste qui ne fut pas
seulement le plus brillant (avec Joseph Mankiewicz) scénariste-dialoguiste du
cinéma américain de l’âge classique. Deux plans suffisent à la
démonstration : celui d’ouverture, où Tatum, journaliste « en
panne », arrive au volant de sa voiture remorquée par une
dépanneuse ; celui de fermeture, travelling arrière cadré en violente
contre-plongée, quand Tatum finit par s’écrouler en gros plan devant l’objectif
de la caméra. Et entre les deux, tout le reste est à l’avenant. C’est dire le
régal.
Il me semble « The Big carnival » se traduit moins par "le grand carnaval" ou "le grand cirque", comme vous le faites, que "la grande fête foraine". (Voir à ce sujet la très impressionnante série historique « Carnivale », que proposait HBO il y a une décennie.)
RépondreSupprimerPS -- J’en suis déjà à ma cinquième tentative pour résoudre le Captcha et poster ce commentaire, c’est de moins en moins supportable...
Mon anglais étant souvent plus que vacillant, je me suis donné la peine de vérifier dans le Robert&Collins. Le premier sens est bien « carnaval » ; en américain, c’est aussi un synonyme de « fair », donc, vous avez raison, on pourrait le traduire par « fête foraine ». Il me semble cependant que, concernant le film, le terme de « fête foraine » serait singulièrement réducteur. L’idée de carnaval ou de cirque (au sens figuré) me paraît mieux adaptée. Mais n’oublions pas que le titre voulu par Wilder était « Ace in the Hole » (sous lequel il sort aujourd’hui), bien plus délicat à traduire. Quant au titre français, certes différent, il me paraît plutôt bien venu.
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