19 janvier 2013

Une vraie trempe de cinéaste.


Django Unchained, de Quentin Tarentino (2012).

            Martin Scorsese et Quentin Tarentino ont ceci en commun qu’ils pratiquent une mise en scène volontiers ostentatoire (d’aucuns diront baroque) et aiment passionnément le cinéma. Cet engouement qui remonte à leurs jeunes années les rend particulièrement sensibles au cinéma de genres, populaire par excellence, et aux plaisirs coupables qu’il propose. Mais, question de génération sans doute, quand l’un (né en 1942) s’intéresse à une production presque essentiellement américaine et reposant sur des critères classiques, l’autre (né en 1963) ne cache pas sa fascination pour un cinéma bis souvent ultra fauché (Corman fait partie de ses références) avec ses dépendances asiatiques ou européennes, et notamment italiennes  --  péplum, giallo[1] et western spaghetti en tête. D’où une étrange filmographie un peu foutraque où voisinent hommage aux films d’arts martiaux (Kill Bill, 2003) et polars revus et corrigés par quelque garnement mal élevé (Reservoir Dog, 1992, Pulp Fiction, 1994, ou encore Jackie Brown, 1997, histoire de saluer au passage les films de blaxexploitation[2]). Après un clin d’œil ludique et marrant, mais pas très convaincant, aux doubles programmes d’autrefois (Death Proof/Boulevard de la mort, 2007), Tarentino passe aujourd’hui avec ce Django Unchained du film de guerre (Inglourious Basterds, 2009) au western  --  ou prétendu tel.

            Car, de même qu’aucun de ses autres films ne relève vraiment des genres qu’ils prétendent illustrer, Django Unchained n’appartient pas vraiment à l’univers du western. Ou plutôt, il commence comme un western avant de bifurquer vers ce que l’on pourrait appeler un southern consacré à la mise en question de l’Amérique esclavagiste. Tradition littéraire aussi riche qu’hétéroclite, le southern mêle « grande » littérature et littérature « populaire », de Poe à Faulkner et Flannery O’Connor en passant bien évidemment par Margaret Mitchell. Tarentino reprend à son compte cette dualité en mêlant des péripéties de roman d’aventures à une réflexion sur l’esclavage et la ségrégation.

            Deux chasseurs de primes poursuivent à travers l’Ouest des hors-la-loi dont les têtes sont mises à prix. L’aîné, King Schültz, un dentiste d’origine allemande (Christoph Waltz), éduque le plus jeune, Django, un esclave en voie d’émancipation qu’il a libéré pour le seconder dans sa tâche (Jamie Foxx). Toute la première partie décrit à la fois l’apprentissage de Django, qui se révèle être une fine gâchette, et le « travail » du tandem qui traque et exécute tous les bad guys du pays, les préférant plutôt morts que vifs. On est là beaucoup plus près de l’absence de morale du western italien que de la tradition du combat « à la loyale » longtemps véhiculée par la chanson de geste westernienne. Tous les coups sont ici permis et nul ne respecte les moindres règles. C’était aussi le cas des hommes du commando d’Inglourious Basterds. Face au mal, semble vouloir nous dire Tarentino, il n’y a pas de demi-mesure et honneur et élégance ne sont pas de mise.

            La seconde partie du film justifie en quelque sorte ce cynisme. En partant en quête de la femme de Django, esclave dans une grande plantation du Mississipi, les deux bounty killers vont s’attaquer à la réalité de l’esclavage. Le mal s’incarne désormais dans le personnage de Calvin Candie (Leonardo DiCaprio), riche propriétaire aussi impitoyable que les plus redoutables hors-la-loi. Il est flanqué de Stephen, une espèce d’oncle Tom diabolique (Samuel L. Jackson dans une saisissante composition) qui illustre, lui, les redoutables effets pervers d’un système tout à la fois criminel et paternaliste. Bien qu’il n’en dise curieusement pas un mot alors même qu’il revendique de nombreuses influences organisées en une mosaïque de citations, Tarentino se situe là dans le sillage d’un roman et d’un film relativement peu connus  --  « Mandingo », de Kyle Onstott, adapté en 1975 (sous le même titre) par Richard Fleischer[3]. Il y montre par petites touches, sans être particulièrement démonstratif et c’est mieux ainsi, la décadence d’une société bâtie sur des fondations qu’un système d’exploitation inhumaine a pervertie en profondeur. Et son film rejoint de façon curieuse, parfois sur un mode grotesque, la tradition du southern où le mélodrame s’imprègne d’épouvante gothique : alors, « sur un fond de marais et de miasmes, au milieu de la plantation en ruines chère au cœur des cinéastes, dans la vieille maison croulante qu’envahit presque la végétation subtropicale, se déroule une sanglante histoire de meurtre empreinte de violence érotique »[4]. Certes le domaine est encore ici plus pimpant que décati (contrairement à ceux de Mandingo ou même de Band of Angels/L’Esclave libre, de Raoul Walsh, 1957, que l’on peut voir en réédition), mais c’est à l’intérieur d’eux-mêmes que les personnages dissimulent une perversion qui affleure ici et là, jusqu’à la destruction finale de la maison  --  écho à peine voilé de « La Chute de la maison Usher », le conte de Poe mais aussi son adaptation par Roger Corman.

            Django Unchained n’est pas plus un remake du Django de Sergio Corbucci (1966), comme certains ont pu le dire[5], qu’Inglourious Basterds n’en était un d’Une Poignée de salopards, de Enzo G. Castellari (1978)[6]. Certes Tarentino s’y réfère explicitement en reprenant au générique la chanson du film de Corbucci et en invitant Franco Nero à rencontrer son pseudo double au détour d’un dialogue amusant (quand Foxx explique que le « D » de son nom est muet, Nero répond : « Je sais »)[7] ; mais il ne va guère au-delà. Quelques plans neigeux peuvent encore évoquer Le Grand Silence (Sergio Corbucci, 1968), mais ni plus ni moins qu’un autre western tout aussi neigeux, mais américain celui-là  --  Day of the Outlaw (La Chevauchée des bannis, André de Toth, 1959). Il persiste en fait dans la voie qu’il suit depuis ses débuts où se mêlent humour absurde et dérision adolescente. Il s’amuse d’ailleurs à se mettre en scène lui-même déguisé en cow-boy, se réservant une fin explosive digne d’un dessin animé de Chuck Jones. On peut trouver artificiel voire agaçant cet univers de potache cinéphile monté en graine, même quand il se veut, comme ici, emprunt d’une certaine gravité ; mais il n’empêche que Tarentino possède un ton et une écriture très personnels qui rendent son cinéma unique et difficilement imitable. Quelque chose en somme comme une vraie trempe de cinéaste.



[1] Le giallo est une sorte de film policier à la limite de l’épouvante, insistant sur des assassinats particulièrement sanglants et spectaculaires. Mario Bava est le premier maître du genre (avec La Fille qui en savait trop/La ragazza que sapeva troppo, 1963, et Six femmes pour l’assassin/Sei donne per l’assassino, 1964) ; Dario Argento (LOiseau au plumage de cristal/L’Uccello dalle piume di cristallo, 1970, Le Chat à neuf queues/Il Gatto a nove code, 1971, Les Frissons de l’angoisse/Profonde Rosso, 1975, entre autres) en est sans aucun doute l’auteur le plus célèbre.
[2] Sous-genre du film policier des années 70 mettant en scène des héros afro-américains, Shaft étant le plus connu.
[3] Le roman d’Onstott est une sorte d’anti-« Autant en emporte le vent », avec une approche quasiment naturaliste de la vie dans le Sud et de l’esclavagisme avec notamment ses combats à mains nues de Mandingues. Mal accueilli lors de sa sortie française (« un des films les plus putains qu’on ait jamais fait sur la condition des noirs », écrivait l’excellent Max Tessier dans la revue Ecran, n°41, 15 novembre 1975), l’adaptation de Fleischer a été réhabilitée ensuite, entre autres par Tavernier et Coursodon. De ce film pénible et inconfortable à bien des égards, je garde des souvenirs assez forts que certaines images de ce film-ci ont su réveiller.
[4] Leslie Fiedler, « Le Retour du Peau-Rouge », Editions du Seuil, 1971, p.18.
[5] Réédité dès la semaine prochaine.
[6] Dont le titre d’exploitation américain était The Inglorious Bastards (sans les fautes d’orthographe de l’opus tarentinien).
[7] Castellari apparaissait aussi fugitivement dans Inglourious Basterds.

1 commentaire:

  1. Je ne sais pas si Tarantino ne s'aventure pas non plus ici davantage en politique qu'on ne l'a laissé partout entendre. C'est une question de vengeance certes, mais elle me semble très réfléchie. Le propos fait de références et d'emprunts divers n'a rien de creux.

    Pourquoi en réhabilitant un héros noir dans un western a-t-il aussi besoin de se débarrasser et du blanc européen (Schultz comme un double du réalisateur) et du blanc américain (le réalisateur lui-même) ? Ce double meurtre est à mes yeux d'une grande importance pour le propos de Tarantino.

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