22 janvier 2013

Entre méditation romantique et héroïsme serein.


Réédition de L’Esclave libre (Band of Angels), de Raoul Walsh (1957).

            L’actualité des rééditions suit au plus près l’actualité des sorties hebdomadaires dominée ces temps-ci par le Django Unchained de Quentin Tarentino. Ainsi pourra-t-on bientôt revoir en copie restaurée et version intégrale le film de Sergio Corbucci, Django (1966, qui n’a d’ailleurs que peu à voir avec celui de Tarentino), et dès cette semaine la Filmothèque de la rue Champollion propose de redécouvrir L’Esclave libre (Band of Angels), le beau film de Raoul Walsh qui se déroule lui aussi, sur fond d’esclavagisme, à la veille puis pendant la guerre de Sécession, dans le Sud des Etats-Unis  --  alors profondément désunis.

            Raoul Walsh a été longtemps considéré davantage comme un bon artisan que comme un véritable auteur, contrairement à un Hawks ou un Ford pour ne citer que deux cinéastes de la même génération. Il est vrai que le caractère hétéroclite et abondant de sa production joint à une personnalité particulièrement pittoresque (« haut en couleur » est le qualificatif qui revient le plus souvent sous la plume de ceux qui l’ont rencontré) a longtemps brouillé les pistes. Aussi aura-t-il fallu le recul du temps et l’obstination de quelques critiques et historiens éclairés (Tavernier et Coursodon, Lourcelles, Beylie et quelques autres) pour que lui soit attribuée sa vraie place dans le Panthéon hollywoodien, l’une des toutes premières.

            Band of Angels appartient à la dernière partie de l’œuvre de Walsh. Réalisé en 1957, alors que le cinéaste était déjà âgé de soixante-dix ans (il était né en 1887), le film précède immédiatement Les Nus et les Morts (The Naked and the Dead, 1958), magistrale adaptation du roman de Norman Mailer. Bien que trop souvent considéré comme un réalisateur de films d’action (et il est bien vrai qu’il n’a pas son pareil pour boucler une scène en quelques plans dynamiques), il fut aussi une sorte de peintre à la touche apaisée, capable de brosser d’admirables portraits de personnages exemplaires. C’est le cas ici, où le récit prend son temps, refuse toute dimension spectaculaire (on ne verra rien des combats de la guerre de Sécession) et où au contraire l’action est constamment retenue pour mieux mettre à nu les difficiles relations qu’entretiennent les personnages et les conflits qu’elles provoquent  --  nous sommes là à deux pas de Shakespeare, ce « type qui connaissait vraiment son boulot », comme le dit si je me souviens bien Errol Flynn dans Gentleman Jim, un de ses chefs d’œuvre (1942). Ainsi ce qui aurait pu être une scène de duel aux pistolets se résoudra dans le seul affrontement de deux volontés, dont l’une sera défaite, tandis que,  dans une séquence admirable, d’une banale conversation entre deux personnages simplement assis sur des chaises dans un jardin de la Nouvelle-Orléans, impassibles sous l’orage qui se déchaîne autour d’eux, naîtra  une grandiose évocation d’aventures imbibées de rhum et d’embruns.

            Adaptée d’un roman de Robert Penn Warren[1], l’histoire d’Amantha Starr (Yvonne de Carlo), fille d’un planteur du Sud, parfaitement blanche de peau mais dont la mère était en fait une esclave noire et donc considérée elle aussi comme noire et bientôt vendue comme esclave, aurait pu donner lieu à un de ces mélodrames flamboyants comme Hollywood savait alors en fabriquer. Mais, de même qu’il refuse le romantisme des causes perdues et la fascination pour l’échec qui caractérise certaines mythologies sudistes, Walsh ne s’intéresse guère aux figures de victimes qu’il préfère transformer, comme ici, en un portrait de femme forte qui choisit de lutter pour son émancipation. Le récit devient dès lors l’affrontement de trois personnages aux caractères bien trempés et qui sauront transcender leurs limites : Amantha mais aussi Hamish Bond (Clark Gable), le planteur qui l’achète, et Rau-Ru (Sidney Poitier), l’enfant noir qu’il n’a pas eu mais qu’il a recueilli et élevé.

            Hamish Bond est sans doute le personnage le plus intéressant et le plus riche  --  parce qu’il est aussi le plus « walshien ». Homme hanté par un passé plus que trouble (il a pratiqué la traite négrière), c’est un homme d’action capable de remettre en cause ce qui est acquis et de repartir à zéro avec panache (il brûle son domaine plus par bravade que  par conviction), un individualiste généreux porté davantage vers les hommes que vers les institutions  --  ce héros américain que Walsh aimait tant à mettre en scène. Mais Bond porte aussi en lui le poids d’une faute passée qui débouche sur une forme de désenchantement qui sera la marque du Walsh des dernières années  --  mélange de méditation romantique et d’héroïsme serein.

            Certes le caractère cruellement inhumain du système esclavagiste est laissé volontairement hors-champ (mais sans être pour autant ignoré) puisque Hamish Bond est un maître bon et généreux, étranger à toute forme de sévices. Certaines séquences (l’arrivée à la Pointe-du-Loup par exemple, avec chariot fleuri et chœur des esclaves), si l’on refuse de les replacer dans leur époque, peuvent prêter à sourire par leur naïveté bon enfant  --  ou à se scandaliser de ce que l’on interprètera, à tort me semble-t-il, comme une forme ultime de rouerie. Car Walsh montre vite et bien qu’il n’est pas dupe d’une certaine imagerie paternaliste quand le personnage de Rau-Ru, esclave éduqué explique que la générosité peut être pire que le fouet  --  exprimant un point de vue étonnamment moderne et radical pour l’époque. Ainsi les trois personnages principaux apparaissent-ils tout à la fois complexes et ambigus  --  l’esclave blanche qui ne veut pas être confondue avec une femme noire, le trop bon maître au passé fort peu recommandable, l’esclave libéré dont la rigidité cache mal les tourments intérieurs. Rien de militant là-dedans, ce n’est pas le genre de la maison, mais la parfaite description de trois tempéraments à leur plus juste extrémité. L’inévitable happy end ne parvient pas tout à fait à dissimuler la tonalité assez sombre du propos. Mais comme le disait Walsh lui-même en 1972 : « Il y a quelques années le mot d’ordre était : L’exploitant refusera tout film qui n’a pas une fin heureuse et le public n’admettra pas que le héros et l’héroïne ne puissent filer le parfait bonheur »[2]. A voir aujourd’hui le finale de Django Unchained on se dit que les temps n’ont peut-être guère changé.



[1] Surtout connu pour « Les Fous du roi » (« All the King’s Men », traduit chez Stock). « L’Esclave libre » est disponible chez Phébus.
[2] Olivier Eyquem, Michael Henry et Jacques Saada, « Entretien avec Raoul Walsh », Positif, n°147, février 1973, p.14.

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