Réédition de L’Esclave libre (Band of Angels), de Raoul Walsh (1957).
L’actualité des rééditions suit au
plus près l’actualité des sorties hebdomadaires dominée ces temps-ci par le Django Unchained de Quentin Tarentino.
Ainsi pourra-t-on bientôt revoir en copie restaurée et version intégrale le
film de Sergio Corbucci, Django
(1966, qui n’a d’ailleurs que peu à voir avec celui de Tarentino), et dès cette
semaine la Filmothèque de la rue Champollion propose de redécouvrir L’Esclave libre (Band of Angels), le beau film de Raoul Walsh qui se déroule lui
aussi, sur fond d’esclavagisme, à la veille puis pendant la guerre de
Sécession, dans le Sud des Etats-Unis
-- alors profondément désunis.
Raoul Walsh a été longtemps
considéré davantage comme un bon artisan que comme un véritable auteur,
contrairement à un Hawks ou un Ford pour ne citer que deux cinéastes de la même
génération. Il est vrai que le caractère hétéroclite et abondant de sa
production joint à une personnalité particulièrement pittoresque (« haut
en couleur » est le qualificatif qui revient le plus souvent sous la plume
de ceux qui l’ont rencontré) a longtemps brouillé les pistes. Aussi aura-t-il
fallu le recul du temps et l’obstination de quelques critiques et historiens
éclairés (Tavernier et Coursodon, Lourcelles, Beylie et quelques autres) pour
que lui soit attribuée sa vraie place dans le Panthéon hollywoodien, l’une des
toutes premières.
Band
of Angels appartient à la dernière partie de l’œuvre de Walsh. Réalisé en
1957, alors que le cinéaste était déjà âgé de soixante-dix ans (il était né en
1887), le film précède immédiatement Les
Nus et les Morts (The Naked and the
Dead, 1958), magistrale adaptation du roman de Norman Mailer. Bien que trop
souvent considéré comme un réalisateur de films d’action (et il est bien vrai
qu’il n’a pas son pareil pour boucler une scène en quelques plans dynamiques),
il fut aussi une sorte de peintre à la touche apaisée, capable de brosser
d’admirables portraits de personnages exemplaires. C’est le cas ici, où le
récit prend son temps, refuse toute dimension spectaculaire (on ne verra rien
des combats de la guerre de Sécession) et où au contraire l’action est
constamment retenue pour mieux mettre à nu les difficiles relations
qu’entretiennent les personnages et les conflits qu’elles provoquent --
nous sommes là à deux pas de Shakespeare, ce « type qui connaissait
vraiment son boulot », comme le dit si je me souviens bien Errol Flynn
dans Gentleman Jim, un de ses chefs d’œuvre
(1942). Ainsi ce qui aurait pu être une scène de duel aux pistolets se résoudra
dans le seul affrontement de deux volontés, dont l’une sera défaite, tandis
que, dans une séquence admirable, d’une
banale conversation entre deux personnages simplement assis sur des chaises
dans un jardin de la Nouvelle-Orléans, impassibles sous l’orage qui se déchaîne
autour d’eux, naîtra une grandiose
évocation d’aventures imbibées de rhum et d’embruns.
Adaptée d’un roman de Robert Penn
Warren[1],
l’histoire d’Amantha Starr (Yvonne de Carlo), fille d’un planteur du Sud,
parfaitement blanche de peau mais dont la mère était en fait une esclave noire
et donc considérée elle aussi comme noire et bientôt vendue comme esclave,
aurait pu donner lieu à un de ces mélodrames flamboyants comme Hollywood savait
alors en fabriquer. Mais, de même qu’il refuse le romantisme des causes perdues
et la fascination pour l’échec qui caractérise certaines mythologies sudistes,
Walsh ne s’intéresse guère aux figures de victimes qu’il préfère transformer,
comme ici, en un portrait de femme forte qui choisit de lutter pour son
émancipation. Le récit devient dès lors l’affrontement de trois personnages aux
caractères bien trempés et qui sauront transcender leurs limites : Amantha
mais aussi Hamish Bond (Clark Gable), le planteur qui l’achète, et Rau-Ru
(Sidney Poitier), l’enfant noir qu’il n’a pas eu mais qu’il a recueilli et
élevé.
Hamish Bond est sans doute le
personnage le plus intéressant et le plus riche
-- parce qu’il est aussi le plus « walshien ».
Homme hanté par un passé plus que trouble (il a pratiqué la traite négrière),
c’est un homme d’action capable de remettre en cause ce qui est acquis et de
repartir à zéro avec panache (il brûle son domaine plus par bravade que par conviction), un individualiste généreux
porté davantage vers les hommes que vers les institutions -- ce
héros américain que Walsh aimait tant à mettre en scène. Mais Bond porte aussi
en lui le poids d’une faute passée qui débouche sur une forme de désenchantement
qui sera la marque du Walsh des dernières années --
mélange de méditation romantique et d’héroïsme serein.
Certes le caractère cruellement
inhumain du système esclavagiste est laissé volontairement hors-champ (mais
sans être pour autant ignoré) puisque Hamish Bond est un maître bon et généreux,
étranger à toute forme de sévices. Certaines séquences (l’arrivée à la
Pointe-du-Loup par exemple, avec chariot fleuri et chœur des esclaves), si l’on
refuse de les replacer dans leur époque, peuvent prêter à sourire par leur
naïveté bon enfant -- ou à se scandaliser de ce que l’on
interprètera, à tort me semble-t-il, comme une forme ultime de rouerie. Car
Walsh montre vite et bien qu’il n’est pas dupe d’une certaine imagerie
paternaliste quand le personnage de Rau-Ru, esclave éduqué explique que la
générosité peut être pire que le fouet
-- exprimant un point de vue
étonnamment moderne et radical pour l’époque. Ainsi les trois personnages
principaux apparaissent-ils tout à la fois complexes et ambigus --
l’esclave blanche qui ne veut pas être confondue avec une femme noire,
le trop bon maître au passé fort peu recommandable, l’esclave libéré dont la
rigidité cache mal les tourments intérieurs. Rien de militant là-dedans, ce
n’est pas le genre de la maison, mais la parfaite description de trois
tempéraments à leur plus juste extrémité. L’inévitable happy end ne parvient pas tout à fait à dissimuler la tonalité
assez sombre du propos. Mais comme le disait Walsh lui-même en 1972 :
« Il y a quelques années le mot d’ordre était : L’exploitant refusera tout film qui n’a pas une fin heureuse et le
public n’admettra pas que le héros et l’héroïne ne puissent filer le parfait
bonheur »[2].
A voir aujourd’hui le finale de Django
Unchained on se dit que les temps n’ont peut-être guère changé.
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