Django
Unchained, de Quentin Tarentino (2012).
Martin Scorsese et Quentin Tarentino
ont ceci en commun qu’ils pratiquent une mise en scène volontiers ostentatoire
(d’aucuns diront baroque) et aiment passionnément le cinéma. Cet engouement qui
remonte à leurs jeunes années les rend particulièrement sensibles au cinéma de
genres, populaire par excellence, et aux plaisirs coupables qu’il propose.
Mais, question de génération sans doute, quand l’un (né en 1942) s’intéresse à
une production presque essentiellement américaine et reposant sur des critères
classiques, l’autre (né en 1963) ne cache pas sa fascination pour un cinéma bis
souvent ultra fauché (Corman fait partie de ses références) avec ses
dépendances asiatiques ou européennes, et notamment italiennes -- péplum,
giallo[1] et western spaghetti en tête. D’où une
étrange filmographie un peu foutraque où voisinent hommage aux films d’arts
martiaux (Kill Bill, 2003) et polars
revus et corrigés par quelque garnement mal élevé (Reservoir Dog, 1992, Pulp
Fiction, 1994, ou encore Jackie Brown,
1997, histoire de saluer au passage les films de blaxexploitation[2]).
Après un clin d’œil ludique et marrant, mais pas très convaincant, aux doubles
programmes d’autrefois (Death
Proof/Boulevard de la mort, 2007), Tarentino passe aujourd’hui avec ce Django Unchained du film de guerre (Inglourious Basterds, 2009) au
western -- ou prétendu tel.
Car, de même qu’aucun de ses autres
films ne relève vraiment des genres qu’ils prétendent illustrer, Django Unchained n’appartient pas
vraiment à l’univers du western. Ou plutôt, il commence comme un western avant
de bifurquer vers ce que l’on pourrait appeler un southern consacré à la mise en question de l’Amérique esclavagiste.
Tradition littéraire aussi riche qu’hétéroclite, le southern mêle « grande » littérature et littérature
« populaire », de Poe à Faulkner et Flannery O’Connor en passant bien
évidemment par Margaret Mitchell. Tarentino reprend à son compte cette dualité
en mêlant des péripéties de roman d’aventures à une réflexion sur l’esclavage
et la ségrégation.
Deux chasseurs de primes poursuivent
à travers l’Ouest des hors-la-loi dont les têtes sont mises à prix. L’aîné,
King Schültz, un dentiste d’origine allemande (Christoph Waltz), éduque le plus
jeune, Django, un esclave en voie d’émancipation qu’il a libéré pour le
seconder dans sa tâche (Jamie Foxx). Toute la première partie décrit à la fois
l’apprentissage de Django, qui se révèle être une fine gâchette, et le
« travail » du tandem qui traque et exécute tous les bad guys du pays, les préférant plutôt
morts que vifs. On est là beaucoup plus près de l’absence de morale du western
italien que de la tradition du combat « à la loyale » longtemps
véhiculée par la chanson de geste westernienne. Tous les coups sont ici permis
et nul ne respecte les moindres règles. C’était aussi le cas des hommes du
commando d’Inglourious Basterds. Face
au mal, semble vouloir nous dire Tarentino, il n’y a pas de demi-mesure et
honneur et élégance ne sont pas de mise.
La seconde partie du film justifie
en quelque sorte ce cynisme. En partant en quête de la femme de Django, esclave
dans une grande plantation du Mississipi, les deux bounty killers vont s’attaquer à la réalité de l’esclavage. Le mal
s’incarne désormais dans le personnage de Calvin Candie (Leonardo DiCaprio),
riche propriétaire aussi impitoyable que les plus redoutables hors-la-loi. Il
est flanqué de Stephen, une espèce d’oncle Tom diabolique (Samuel L. Jackson
dans une saisissante composition) qui illustre, lui, les redoutables effets
pervers d’un système tout à la fois criminel et paternaliste. Bien qu’il n’en
dise curieusement pas un mot alors même qu’il revendique de nombreuses
influences organisées en une mosaïque de citations, Tarentino se situe là dans
le sillage d’un roman et d’un film relativement peu connus --
« Mandingo », de Kyle Onstott, adapté en 1975 (sous le même
titre) par Richard Fleischer[3].
Il y montre par petites touches, sans être particulièrement démonstratif et
c’est mieux ainsi, la décadence d’une société bâtie sur des fondations qu’un système
d’exploitation inhumaine a pervertie en profondeur. Et son film rejoint de
façon curieuse, parfois sur un mode grotesque, la tradition du southern où le mélodrame s’imprègne
d’épouvante gothique : alors, « sur un fond de marais et de miasmes,
au milieu de la plantation en ruines chère au cœur des cinéastes, dans la
vieille maison croulante qu’envahit presque la végétation subtropicale, se
déroule une sanglante histoire de meurtre empreinte de violence érotique »[4].
Certes le domaine est encore ici plus pimpant que décati (contrairement à ceux
de Mandingo ou même de Band of Angels/L’Esclave libre, de Raoul
Walsh, 1957, que l’on peut voir en réédition), mais c’est à l’intérieur
d’eux-mêmes que les personnages dissimulent une perversion qui affleure ici et
là, jusqu’à la destruction finale de la maison
-- écho à peine voilé de
« La Chute de la maison Usher », le conte de Poe mais aussi son
adaptation par Roger Corman.
Django
Unchained n’est pas plus un remake
du Django de Sergio Corbucci (1966),
comme certains ont pu le dire[5],
qu’Inglourious Basterds n’en était un
d’Une Poignée de salopards, de Enzo
G. Castellari (1978)[6].
Certes Tarentino s’y réfère explicitement en reprenant au générique la chanson
du film de Corbucci et en invitant Franco Nero à rencontrer son pseudo double
au détour d’un dialogue amusant (quand Foxx explique que le « D » de
son nom est muet, Nero répond : « Je sais »)[7] ;
mais il ne va guère au-delà. Quelques plans neigeux peuvent encore évoquer Le Grand Silence (Sergio Corbucci,
1968), mais ni plus ni moins qu’un autre western tout aussi neigeux, mais
américain celui-là -- Day of
the Outlaw (La Chevauchée des bannis, André de Toth, 1959). Il persiste en
fait dans la voie qu’il suit depuis ses débuts où se mêlent humour absurde et
dérision adolescente. Il s’amuse d’ailleurs à se mettre en scène lui-même
déguisé en cow-boy, se réservant une fin explosive digne d’un dessin animé de
Chuck Jones. On peut trouver artificiel voire agaçant cet univers de potache
cinéphile monté en graine, même quand il se veut, comme ici, emprunt d’une
certaine gravité ; mais il n’empêche que Tarentino possède un ton et une
écriture très personnels qui rendent son cinéma unique et difficilement imitable.
Quelque chose en somme comme une vraie trempe de cinéaste.
[1]
Le giallo est une sorte de film
policier à la limite de l’épouvante, insistant sur des assassinats
particulièrement sanglants et spectaculaires. Mario Bava est le premier maître
du genre (avec La Fille qui en savait
trop/La ragazza que sapeva troppo, 1963, et Six femmes pour l’assassin/Sei donne per l’assassino, 1964) ;
Dario Argento (LOiseau au plumage de
cristal/L’Uccello dalle piume di cristallo, 1970, Le Chat à neuf queues/Il Gatto a nove code, 1971, Les Frissons de l’angoisse/Profonde Rosso,
1975, entre autres) en est sans aucun doute l’auteur le plus célèbre.
[2]
Sous-genre du film policier des années 70 mettant en scène des héros
afro-américains, Shaft étant le plus connu.
[3]
Le roman d’Onstott est une sorte d’anti-« Autant en emporte le
vent », avec une approche quasiment naturaliste de la vie dans le Sud et
de l’esclavagisme avec notamment ses combats à mains nues de Mandingues. Mal
accueilli lors de sa sortie française (« un des films les plus putains
qu’on ait jamais fait sur la condition des noirs », écrivait l’excellent
Max Tessier dans la revue Ecran,
n°41, 15 novembre 1975), l’adaptation de Fleischer a été réhabilitée ensuite,
entre autres par Tavernier et Coursodon. De ce film pénible et inconfortable à
bien des égards, je garde des souvenirs assez forts que certaines images de ce
film-ci ont su réveiller.
[4]
Leslie Fiedler, « Le Retour du Peau-Rouge », Editions du Seuil, 1971,
p.18.
[5] Réédité
dès la semaine prochaine.
[6]
Dont le titre d’exploitation américain était The Inglorious Bastards (sans les fautes d’orthographe de l’opus
tarentinien).
[7]
Castellari apparaissait aussi fugitivement dans Inglourious Basterds.
Je ne sais pas si Tarantino ne s'aventure pas non plus ici davantage en politique qu'on ne l'a laissé partout entendre. C'est une question de vengeance certes, mais elle me semble très réfléchie. Le propos fait de références et d'emprunts divers n'a rien de creux.
RépondreSupprimerPourquoi en réhabilitant un héros noir dans un western a-t-il aussi besoin de se débarrasser et du blanc européen (Schultz comme un double du réalisateur) et du blanc américain (le réalisateur lui-même) ? Ce double meurtre est à mes yeux d'une grande importance pour le propos de Tarantino.