The
Master, de Paul Thomas Anderson (2012).
Il aura suffi d’une quinzaine
d’années et de six longs métrages pour que Paul Thomas Anderson s’impose de
façon (presque) indiscutable comme un des éléments les plus intéressants de la
jeune génération des cinéastes américains
-- ceux nés entre 1970 et le
début des années 80. Dès son deuxième film en fait (Boogie Nights, 1997), on pouvait déceler les qualités d’une
écriture cinématographique appliquée à une volonté d’explorer les angles morts
de l’Amérique -- le tout d’un point de vue original, sous la
forme d’une sorte de conflit entre épopée et affrontements intimes. Tous ses
films suivent peu ou prou la même démarche, Magnolia
en 1999, There Will Be Blood en 2007
et aujourd’hui The Master -- à
l’exception notable de Punch Drunk Love
(2001), plus modeste sans doute, mais non moins personnel, déconcertant et
inclassable que les autres.
Déconcertant et inclassable, ce sont
bien les premiers mots qui viennent à l’esprit face à l’œuvre de Paul Thomas
Anderson qui refuse systématiquement les sentiers battus pour emprunter de
préférence des voies moins fréquentées, s’intéressant davantage à ce qui grippe
qu’à ce qui fonctionne harmonieusement. Ainsi ouvre-t-il son film en abordant
comme en creux la Seconde Guerre mondiale et la campagne du Pacifique. Loin de
toute geste héroïque et guerrière, il choisit d’en décrire les ravages
psychologiques en suivant la difficile réinsertion d’un vétéran à l’esprit
brisé par l’expérience traumatisante des combats. Toute la première demi-heure
du film ne lâche pas d’un pas ce Freddie Quell (Joaquin Phoenix) dont les
angoisses et les obsessions ne trouvent d’exutoire que dans l’alcool (un
tord-boyau de sa fabrication) et la violence. Ni fanfares ni médailles, et
encore moins de lendemains qui chantent, pour ce déglingué de l’après-guerre
qui mène l’existence précaire d’un hobo
tout droit sorti d’un roman de Steinbeck et qui finit par se heurter à la vie
apparemment luxueuse et insouciante de quelques heureux du monde menant joyeuse
vie sur un yacht à la façon de personnages, cette fois, d’un roman de Scott
Fitzgerald. Deux Amériques étrangère l’une à l’autre et qui pourtant vont se
rencontrer quand Lancaster Dood (Philip Seymour Hoffman), une sorte de gourou débonnaire qui paraît
mener toute la petite bande de fêtards, va prendre Freddie sous son aile plus
ou moins protectrice en lui appliquant une thérapie fumeuse à base de
psychanalyse (un peu) et de métempsycose mâtinée de science-fiction (beaucoup)
baptisée la Cause.
Les gourous, Paul Thomas Anderson
semble les affectionner tout particulièrement, ou plutôt trouver le plus grand
intérêt à disséquer ces figures charismatiques et la fascination qu’elles
paraissent vouloir exercer sur l’Amérique
-- fussent-elles parfois aussi
dérisoires qu’une star du cinéma pornographique. Le hardeur de Boogie Nights
(Mark Wahlberg), dont les performances hors norme fascinent son public, se
métamorphose dans Magnolia en un
gourou de la séduction masculine (le personnage, dont la devise est
« Seduce and Destroy », est interprété --
est-ce un hasard ? -- par Tom Cruise) avant de trouver une sorte
d’incarnation antérieure en même temps qu’intemporelle sous la forme du prédicateur
fanatique mais cupide de There Will Be
Blood (Paul Dano). Mais à ces sombres figures, le cinéaste oppose un double
qu’ils doivent plus ou moins affronter. Non pas un double lumineux comme pour
un combat entre le bien et le mal (ce serait trop facile) mais quelque chose comme les deux profils d’un même visage
curieusement déchiré entre un côté lisse et un côté rugueux --
deux manifestations contradictoires d’une même réalité où il n’y aurait
rien à sauver. Loin d’apporter le moindre espoir de salut, le doppelgänger confirme, prolonge voire
amplifie la monstruosité de son alter ego.
Mais à un moment, fatalement, face au faux patricien Dood, escroc et charlatan (et
peut-être vaguement inspiré de Ron Hubbard, le créateur de l’église de
Scientologie), Freddie le prolétaire, qui joue les hommes liges avec zèle mais
devenu trop encombrant pour une Cause avide de respectabilité, est rejeté sans
pitié dans les ténèbres extérieurs. Ce n’est cependant pas Dood qui le
condamne, incapable semble-t-il de s’amputer d’un part de lui-même, mais sa
femme (Amy Addams), sorte de déesse immobile et cruelle, incarnation d’une
forme de matriarcat triomphant. Tandis qu’il laisse Philip Seymour Hoffman
jouer sa partition avec une jovialité rassurante, le cinéaste exige en revanche d’un Joaquin Phoenix émacié,
amaigri et voûté, un jeu expressionniste, à mi-chemin de Brando et de De Niro.
Ainsi pour incarner, au sens le plus fort du terme, un personnage sous
influence, celle de la Cause et d’on ne sait quelle église, le cinéaste
impose-t-il à son acteur un jeu lui aussi sous influence, celle de la Méthode
et de l’Actors Studio.
Comme les autres films de Paul
Thomas Anderson, celui-ci n’est pas de ceux qui se rendent facilement.
Contrairement à certains réalisateurs qui préfèrent aligner les grandes oeuvres
sans se soucier de l’ensemble (position parfaitement défendable et
honorable : je ne porte aucun jugement de valeur en établissant ce
distinguo, un peu scolaire, j’en conviens), Anderson nourrit indiscutablement
l’ambition de bâtir une somme cinématographique où chacun des éléments la
composant, alors concertants (même si souvent déconcertants) gagne à être
replacé dans l’architecture générale de l’œuvre
-- un peu à la façon de Magnolia qui pourrait être en quelque
sorte son art poétique. Cette ambition extrême, qu’on lui reproche déjà
parfois, parlant à son propos de mégalomanie, exige un recul et une perspective
que la recension d’un seul film ne permet pas. Il n’en reste pas moins que, par
l’originalité de sa démarche et de son sujet, par la qualité de son écriture et
de sa mise en scène, jusque dans la richesse d’une bande-son particulièrement
travaillée, par la sûreté enfin de sa direction d’acteurs, The Master, s’affirme déjà, et indépendamment des précédents films
du cinéaste, comme une œuvre majeure du cinéma américain contemporain. Ce qui
n’est assurément pas rien.
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