16 janvier 2013

Loin des sentiers battus.


The Master, de Paul Thomas Anderson (2012).

            Il aura suffi d’une quinzaine d’années et de six longs métrages pour que Paul Thomas Anderson s’impose de façon (presque) indiscutable comme un des éléments les plus intéressants de la jeune génération des cinéastes américains  --  ceux nés entre 1970 et le début des années 80. Dès son deuxième film en fait (Boogie Nights, 1997), on pouvait déceler les qualités d’une écriture cinématographique appliquée à une volonté d’explorer les angles morts de l’Amérique  --  le tout d’un point de vue original, sous la forme d’une sorte de conflit entre épopée et affrontements intimes. Tous ses films suivent peu ou prou la même démarche, Magnolia en 1999, There Will Be Blood en 2007 et aujourd’hui The Master  --  à l’exception notable de Punch Drunk Love (2001), plus modeste sans doute, mais non moins personnel, déconcertant et inclassable que les autres.

            Déconcertant et inclassable, ce sont bien les premiers mots qui viennent à l’esprit face à l’œuvre de Paul Thomas Anderson qui refuse systématiquement les sentiers battus pour emprunter de préférence des voies moins fréquentées, s’intéressant davantage à ce qui grippe qu’à ce qui fonctionne harmonieusement. Ainsi ouvre-t-il son film en abordant comme en creux la Seconde Guerre mondiale et la campagne du Pacifique. Loin de toute geste héroïque et guerrière, il choisit d’en décrire les ravages psychologiques en suivant la difficile réinsertion d’un vétéran à l’esprit brisé par l’expérience traumatisante des combats. Toute la première demi-heure du film ne lâche pas d’un pas ce Freddie Quell (Joaquin Phoenix) dont les angoisses et les obsessions ne trouvent d’exutoire que dans l’alcool (un tord-boyau de sa fabrication) et la violence. Ni fanfares ni médailles, et encore moins de lendemains qui chantent, pour ce déglingué de l’après-guerre qui mène l’existence précaire d’un hobo tout droit sorti d’un roman de Steinbeck et qui finit par se heurter à la vie apparemment luxueuse et insouciante de quelques heureux du monde menant joyeuse vie sur un yacht à la façon de personnages, cette fois, d’un roman de Scott Fitzgerald. Deux Amériques étrangère l’une à l’autre et qui pourtant vont se rencontrer quand Lancaster Dood (Philip Seymour Hoffman),  une sorte de gourou débonnaire qui paraît mener toute la petite bande de fêtards, va prendre Freddie sous son aile plus ou moins protectrice en lui appliquant une thérapie fumeuse à base de psychanalyse (un peu) et de métempsycose mâtinée de science-fiction (beaucoup) baptisée la Cause.

            Les gourous, Paul Thomas Anderson semble les affectionner tout particulièrement, ou plutôt trouver le plus grand intérêt à disséquer ces figures charismatiques et la fascination qu’elles paraissent vouloir exercer sur l’Amérique  --  fussent-elles parfois aussi dérisoires qu’une star du cinéma pornographique. Le hardeur de Boogie Nights (Mark Wahlberg), dont les performances hors norme fascinent son public, se métamorphose dans Magnolia en un gourou de la séduction masculine (le personnage, dont la devise est « Seduce and Destroy », est interprété  --  est-ce un hasard ?  --   par Tom Cruise) avant de trouver une sorte d’incarnation antérieure en même temps qu’intemporelle sous la forme du prédicateur fanatique mais cupide de There Will Be Blood (Paul Dano). Mais à ces sombres figures, le cinéaste oppose un double qu’ils doivent plus ou moins affronter. Non pas un double lumineux comme pour un combat entre le bien et le mal (ce serait trop facile) mais quelque  chose comme les deux profils d’un même visage curieusement déchiré entre un côté lisse et un côté rugueux  --  deux manifestations contradictoires d’une même réalité où il n’y aurait rien à sauver. Loin d’apporter le moindre espoir de salut, le doppelgänger confirme, prolonge voire amplifie la monstruosité de son alter ego. Mais à un moment, fatalement, face au faux  patricien Dood, escroc et charlatan (et peut-être vaguement inspiré de Ron Hubbard, le créateur de l’église de Scientologie), Freddie le prolétaire, qui joue les hommes liges avec zèle mais devenu trop encombrant pour une Cause avide de respectabilité, est rejeté sans pitié dans les ténèbres extérieurs. Ce n’est cependant pas Dood qui le condamne, incapable semble-t-il de s’amputer d’un part de lui-même, mais sa femme (Amy Addams), sorte de déesse immobile et cruelle, incarnation d’une forme de matriarcat triomphant. Tandis qu’il laisse Philip Seymour Hoffman jouer sa partition avec une jovialité rassurante, le cinéaste  exige en revanche d’un Joaquin Phoenix émacié, amaigri et voûté, un jeu expressionniste, à mi-chemin de Brando et de De Niro. Ainsi pour incarner, au sens le plus fort du terme, un personnage sous influence, celle de la Cause et d’on ne sait quelle église, le cinéaste impose-t-il à son acteur un jeu lui aussi sous influence, celle de la Méthode et de l’Actors Studio.

            Comme les autres films de Paul Thomas Anderson, celui-ci n’est pas de ceux qui se rendent facilement. Contrairement à certains réalisateurs qui préfèrent aligner les grandes oeuvres sans se soucier de l’ensemble (position parfaitement défendable et honorable : je ne porte aucun jugement de valeur en établissant ce distinguo, un peu scolaire, j’en conviens), Anderson nourrit indiscutablement l’ambition de bâtir une somme cinématographique où chacun des éléments la composant, alors concertants (même si souvent déconcertants) gagne à être replacé dans l’architecture générale de l’œuvre  --  un peu à la façon de Magnolia qui pourrait être en quelque sorte son art poétique. Cette ambition extrême, qu’on lui reproche déjà parfois, parlant à son propos de mégalomanie, exige un recul et une perspective que la recension d’un seul film ne permet pas. Il n’en reste pas moins que, par l’originalité de sa démarche et de son sujet, par la qualité de son écriture et de sa mise en scène, jusque dans la richesse d’une bande-son particulièrement travaillée, par la sûreté enfin de sa direction d’acteurs, The Master, s’affirme déjà, et indépendamment des précédents films du cinéaste, comme une œuvre majeure du cinéma américain contemporain. Ce qui n’est assurément pas rien.

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