Réédition de Hud (Le
plus sauvage d’entre tous), de Martin Ritt (1963).
Voilà une réédition particulièrement bien
venue pour un film que (je dois l’avouer à ma grande honte) je n’avais jamais
vu jusqu’ici, non point qu’il fût particulièrement invisible (il est disponible
en DVD) mais parce que m’en avaient dégoûté par avance les commentaires négatifs
de la plupart des critiques et historiens du cinéma pour lesquels tout le début
de la carrière de Martin Ritt (au moins) est à jeter aux chiens. Je veux bien
qu’il n’y ait rien à sauver de Paris
Blues (1961) et surtout de ses adaptations faulknériennes (The Long Hot Summer/Les Feux de l’été,
1958, et plus encore The Sound and the
Fury/Le Bruit et la fureur, 1959, une entreprise absurde dès le départ)
mais A Man Ten Feet Tall (L’Homme qui tua la peur, 1957) n’est pas
totalement dénué de qualités une fois admis la coloration politique très
manichéenne véhiculée par la gauche libérale américaine de l’époque[1].
Ce n’est en fait qu’à partir de 1965 avec The
Spy Who Came in From the Cold (L’Espion
qui venait du froid) que certains reconnaîtront enfin à Ritt, venu du
théâtre et de la télévision, un peu de talent
-- et encore : du bout des
lèvres. Au début des années 70, à l’époque de l’excellent The Molly Maguires (Traitre
sur commande, 1970), une bonne partie de la critique française l’ignorera
encore, et ce n’est vraiment qu’avec Sounder
(1972), Conrack (1974), The Front (Le Prête-nom, 1976) et Norma
Rae (1979) que ses qualités seront enfin reconnues -- non
sans que l’on évoque encore ici ou là la lourdeur de sa patte. Quant Hud, qui se situe à la charnière de ce
que l’on pourrait appeler les deux grandes périodes de Ritt (avant et après
1965), il a largement été vilipendé, à la façon injuste dont sera accueilli
quelques années plus tard un film qui lui ressemble à beaucoup d’égards et
qu’on a pu heureusement réévaluer tout récemment, Never Give an Inch (Le Clan
des irréductibles, Paul Newman, 1971).
Faut-il donc vraiment voir dans Hud, comme l’écrivent Tavernier et
Coursodon, habituellement mieux inspirés, dans une exécution aussi injuste
qu’expéditive (deux lignes en tout et pour tout, mais quelles lignes !) un
« western moderne, (…) statique, mélodramatique et désespérément
ennuyeux »[2] ?
Jugement d’autant plus erroné (aucun des qualificatifs ne convient) que les
auteurs se contredisent partiellement eux-mêmes en tempérant leur jugement dans
la notule qu’ils consacrent aux scénaristes du film, Irving Ravetch et Harriet
Frank Jr (qui collaborèrent avec Ritt jusqu’à sa mort en 1990), où Hud écrivent-ils[3],
« tout en restant assez empesé, vaut un peu mieux que sa réputation
française ». Un peu mieux… Du bout des lèvres, vous dit-on !
Adapté d’un roman de Larry McMurtry[4],
Hud a été qualifié lors de sa sortie
de « western moderne », dans le sillage des Misfits de Huston (Les
Désaxés, 1961) et de Lonely are the
Brave (Seuls sont les indomptés,
David Miller, 1962) -- tous ces films (avec, en avant-garde, Bad Day at Black Rock/Un Homme est passé,
John Sturges, 1955) réactivant dans un contexte contemporain toutes les grandes
mythologies westerniennes. Mouvement qui se poursuivra encore dans les années
70 (voir le Junior Bonner, de Sam
Peckinpah, 1972) et même au-delà (avec par exemple The Hi-Lo Country, de Stephen Frears, 1998, ou plus récemment
encore Brokeback Mountain (Le Secret de Brokeback Mountain, Ang
Lee, 2005) -- des films où se mettent en place presque
naturellement des décors, des costumes, des mimiques et des situations qu’on
pourrait croire tout droit sortis d’un western à l’ancienne. Même le polar
citadin a alors été contaminé par le phénomène : que l’on se souvienne
seulement de Coogan’s Bluff (Don
Siegel, 1968) où un flic de l’Ouest (il vient de l’Arizona et est interprété
par Clint Eastwood) applique à New York des façons de faire d’un westerner, frayant la voie à celui qui
deviendra l’archétype du cow-boy urbain, l’inspecteur Harry Callahan (Dirty Harry, 1971, même réalisateur,
même interprète) tandis que c’est lors d’un voyage à Tucson, où il découvre les
vertus de l’Ouest et des armes à feu, qu’un architecte new-yorkais plutôt du
genre libéral devient « un justicier dans la ville » (Death Wish, Michael Winner, 1974, avec
Charles Bronson).
Tout ceci pour dire que Hud s’inscrit dans une tradition liée à
un terroir (McMurtry est lui-même un romancier essentiellement texan) et dans
un courant moderne qui s’épanouira dans les années 60 avec aussi, à l’inverse,
de « vrais » westerns tardifs et crépusculaires se rapprochant
chronologiquement de l’époque moderne et mettant en scène des héros périmés
et/ou vieillissants, devenus des étrangers dans une époque qui n’est plus la
leur (les films de Sam Peckinpah, bien sûr, mais d’autres aussi comme Will Penny/Will Penny, le solitaire, Tom
Gries, 1968, ou Monte Walsh, William
A. Fraker, 1970, sans parler de The
Shootist/Le Dernier des géants, 1976, qui enterre sans phrase un John Wayne
au bout du rouleau). A sa façon, Hud
marque la rencontre des temps anciens et de l’époque moderne : à son vieux
père (Melvyn Douglas), qui incarne toutes les valeurs des pionniers attachés à
leur terre et à leurs animaux, Hud (Paul Newman) annonce le triomphe d’un monde
cynique où la terre n’a plus de valeur que pour le pétrole que contient son
sous-sol, où l’on peut sacrifier honneur
et réputation en vendant du bétail infecté par la fièvre aphteuse et, crime
biblique s’il en est, en convoitant la femme d’autrui. Il n’est pas indifférent
que le personnage soit incarné (pour ainsi dire au sens propre) par un acteur
formé lui-même par de nouvelles méthodes de la côte est --
celles de l’Actors Studio new-yorkais. Tout dans son jeu l’éloigne des
Wayne, Fonda, Stewart, Cooper et autres grands noms du western de la génération
précédente. Il apporte la marque des temps nouveaux et liquide sans état d’âme
l’Ouest et ses mythes -- de façon aussi expéditive et détachée que les
agents vétérinaires exterminent et enterrent le troupeau dans une scène
particulièrement pénible. « Il faut moins de temps pour les tuer que pour
les élever », commente sobrement le vieil homme avant d’abattre lui-même,
en une sorte de suicide métaphorique qui anticipe à peine sa propre disparition,
les deux « longhorns » qu’il conservait pour ne pas oublier la façon
dont les choses étaient autrefois et tout ce que ces bêtes lui avaient apporté.
Question de génération évidemment, Ritt
oppose le jeune Newman, pur produit d’une « méthode » qui entendait
briser les anciens moules, à un vieux briscard de l’Hollywood le plus classique.
Mais là où un autre aurait retenu un comédien habitué au western, c’est à
Melvyn Douglas qu’il a choisi de faire appel, un acteur plutôt de comédie (il
est l’aristocrate parisien qui convertit la rigide Ninotchka aux plaisirs de
l’Occident décadent !) qui n’a sacrifié qu’une fois au western, et encore
pour Elia Kazan, dans un de ses films les plus médiocres (qu’il a d’ailleurs
renié), The Sea of Grass (Le Maître de la prairie, 1946). Ici,
entre une domestique dévouée (Patricia Neal) et un petit-fils attentionné
(Brandon de Wilde, tout droit venu d’un autre western mal aimé[5],
Shane/L’Homme des Vallées perdues,
George Stevens, 1953), il semble avoir recréé un semblant de cellule familiale
à l’image de celle des pionniers d’autrefois et dont son fils Hud semble
vouloir briser l’équilibre précaire. Tout se passe ici, dans ce qui est aussi un drame intime et familial[6],
comme si Tennessee Williams venait faire exploser les légendes d’un Ouest
disparu depuis longtemps.
Hud brille également par la réussite d’une
mise en scène bien plus inventive qu’on ne l’a dit à l’époque, et rien moins
que statique. Comme le soulignaient à juste titre Tavernier et Coursodon, il ne
fait pas de doute que l’apport du très grand chef opérateur James Wong Howe a
été déterminant dans l’évolution de la carrière de Ritt, mais ils situent
l’importance de cet apport à l’époque de Hombre
et de The Molly Maguires
(c'est-à-dire entre 67 et 70), oubliant qu’il fut pourtant capital dès leur
première collaboration -- c'est-à-dire dès Hud. Ils évoquent pourtant les expériences tentées par Howe
(transformer le ciel en une grande masse blanche et renforcer les ombres au
sol), rappelant qu’il reçut un Oscar pour ce film volontairement tourné en noir
et blanc à une époque où l’usage s’en raréfiait, surtout dans le western. Après
Norma Rae, réédité par le Studio
Action il y a un peu plus d’un an et qui témoigne de la qualité du travail de
Ritt dans les années 70, Hud montre
aujourd’hui qu’on aurait tort de rejeter en bloc sa production antérieure à
1965. Même dans le plus noir des marigots une perle peut toujours apparaître.
[1]
Et qui a aussi sans doute participé au vieillissement du théâtre d’Arthur
Miller -- dont Ritt mit en scène au théâtre « Vu
du pont »/ « A View from the Bridge » à sa création à New
York en 1955.
[2]
« 50 ans de cinéma américain », Nathan, 1991, p.796).
[3]
Ibid., p.222.
[4]
Trois seulement de ses romans ont été traduits en français et sont disponibles
aux éditions Gallmeister, « La dernière séance »,
« Texasville » (qui reprend les personnages du précédent livre) et
« Lonesome Dove » un excellent roman western. On lui doit par
ailleurs, et entre autres, le scénario de Brokeback
Mountain (Le Secret de Brokeback
Mountain, de Ang Lee, 2005.
[5]
Et dont la réédition est annoncée pour bientôt.
[6]
Dont on trouvera l’écho dans Never Give an
Inch (Le Clan des Irréductibles,
Paul Newman, 1971).
Superbe texte qui rend honneur à ce très beau film de Martin Ritt. Cinéaste en effet boudé par la critique, et pour le coup passé à la trappe des grands metteurs en scène de sa génération (on lui préfère Pollack, Penn ou Lumet), il est pourtant un de mes préférés. Je ne lui connais aucun mauvais film (je n'ai pas vu les films ici incriminés comme mauvais, ni même son essai de remake western de Rashomon) et je reste sur les grands souvenirs de "Hombre", de "The Molly Maguires", de "Norma Rae" (quand on moque Sally Field pour son rôle dans le dernier Spielberg on semble oublier qu'elle a été immense dans ce film) et bien sûr ce "Hud" indispensable.
RépondreSupprimerDans la série des westerns modernes, j'ajoute aussi le très émouvant "Trois enterrements" de Tommy Lee Jones. Quand aux très beaux portraits de héros de l'ouest finissant, il y a aussi celui campé par Steve McQueen dans "Tom Horn".
J'adore ce film ; un des nombreux à réévaluer .
RépondreSupprimerLe casting est magnifique , la photo superbe , un scénario tendu et digne de la tragédie antique .
Je l'avais vu ado au cinema de minuit et j'en avais gardé un souvenir fort .
Newman est impérial dans un role ambigu de salaud attachant : role qu'il abordera peu finalement .
Des que je peux , je le conseille à des amis et je te remercie de l'avoir chroniqué .