Réédition de Sunset Boulevard (Boulevard du crépuscule), de Billy Wilder (1950).
La nouvelle année commençant à peu
près comme la précédente s’est achevée, on ne m’en voudra pas trop d’abandonner
un instant une actualité sans grand intérêt au profit de rééditions qui
laissent loin derrière elles, je l’ai déjà dit à propos de Splendor in the Grass , l’essentiel de la production qui nous est
proposée chaque semaine -- en attendant la sortie prochaine de The Master, de l’excellent Paul Thomas
Anderson. Toutes les reprises ne se valent évidemment pas, certaines ne méritant
nullement cet honneur (voir récemment L’Etrange
créature du lac noir ), mais la plupart justifient le grand intérêt que l’on
peut nourrir pour le cinéma -- intérêt dont la fréquentation des salles que
l’on disait autrefois « de première exclusivité » nous fait trop
souvent douter. Aussi, pour reprendre une formule célèbre, à la question :
« Quoi de neuf ? », peut-on répondre ces temps-ci : Lang
(avec le cycle qui vient de s’achever au « Cinéma de Minuit » de
France 3), Kazan, Wilder, voire Zinneman ( High
Noon ) et pourquoi pas Martin Ritt dont Hud
(Le Plus sauvage d’entre tous, 1963)
est une heureuse redécouverte, j’en parlerai prochainement. Cependant, histoire
de respirer un peu l’air des sommets, commençons par Sunset Boulevard.
Ce n’est assurément pas le moins
connu des films de Billy Wilder , très loin de là, mais c’est un de ses plus
extraordinaires, si tant est que le mot ait un sens dans le cas d’une
filmographie aussi exceptionnelle que la sienne. L’histoire en est bien
connue : un scénariste au chômage et désargenté, Joe Gillis (William
Holden), devient l’amant de Norma Desmond, une riche star du muet vieillie et
oubliée (Gloria Swanson). Rêvant d’un impossible come back, elle vit en recluse dans un somptueux manoir sur Sunset
Boulevard, servie par un majordome qui fut son premier mari et un de ses
metteurs en scène -- celui qui la découvrit et la lança (Erich von
Stroheim). Se sentant délaissée par son amant volage, qui détourne au passage
la fiancée d’un de ses amis, elle l’abat avant de sombrer dans la folie.
Tout le film, à l’exception de
l’étonnante dernière séquence, est bâti sous la forme d’un long flash back commenté par une voix off. Wilder manifesta très souvent, et
jusqu’à Fedora, son avant-dernier
film en 1978, ce goût pour un commentaire off
et volontiers sarcastique et/ou désabusé. Mais ici, idée géniale, tout est
raconté du point de vue du cadavre dans la piscine -- ce
Joe Gillis dont on sait donc d’entrée de jeu qu’il finira mal. C’est dire que
cette histoire qui nous arrive de
l’au-delà entretient plus d’un lien avec la mort --
cette mort qui rôde et frappe et hante par sa présence diffuse (y
compris dans les comédies) une large partie de l’œuvre de ce cinéaste que l’on
a trop longtemps voulu réduire aux dimensions d’un simple amuseur. La première
rencontre entre Norma Desmond et Joe Gillis se fait autour d’un cadavre
inattendu, celui d’un chimpanzé dont on célébrera bientôt les obsèques. Moment
de dérision en ce qu’il annonce le sort d’«animal familier» que Norma réserve à
Gillis ; moment à la lisière du fantastique aussi, encore renforcé par
l’enterrement nocturne de l’animal et que souligne le décor de cette maison
figée dans un autre temps et dont les abords ruinés et l’état d’abandon ne sont
pas sans évoquer quelque mystérieux domaine maudit.
On aurait tort de ne voir dans Sunset Boulevard qu’un monument élevé en
hommage à un âge d’or définitivement perdu. Norma Desmond, personnage
pathétique assurément, appartient à un
passé bien passé et Wilder n’idéalise en aucune façon ce cinéma muet
qu’elle-même ne cesse de célébrer. La page est tournée, qui fut certes
glorieuse à bien des égards, et Joe Gillis découvre un univers qui lui est
totalement étranger et qu’il ne comprend pas
-- bien que vingt-deux années
seulement séparent Sunset Boulevard
du film muet que Norma Desmond se fait projeter (Queen Kelly, Erich von Stroheim, 1928). Mais ces vingt-deux années
sont tout un monde et si Joe Gillis ignore tout d’une époque moins ancienne
qu’on pourrait le penser, Norma Desmond, elle, ne peut pas plus s’adapter aux
temps nouveaux[1]
que ne le pourra le scénariste vieillissant de Fedora (William Holden de nouveau, mais avec presque trente ans de
plus --
tout un monde là aussi !), attaquant ces « petits prodiges
barbus » qui tiennent maintenant le haut du pavé et qui « n’ont pas
besoin de script »[2].
La nostalgie qu’entretient Norma Desmond pour un autrefois qu’elle mythifie
débouche finalement sur la folie et la mort. Après avoir abattu Joe Gillis,
pour lequel elle nourrissait une passion névrotique, elle s’isole encore
davantage dans la gloire de son passé, descendant au milieu de figurants figés
comme des statues de cire le grand escalier de son manoir pour une ultime séquence hallucinée où
elle prétend demeurer seule en tête à tête avec les caméras et « tout ces gens
merveilleux assis dans le noir ». Acmé d’un sublime délire où amour, folie
et cinéma et amour du cinéma se mêlent en un tout bouleversant sous le regard
égaré de Max, le majordome qu’incarne (autre idée géniale) l’immense Erich von
Stroheim.
Ce n’est pas une des moindres
qualités de Sunset Boulevard que de
mettre en scène, à quelques légers aménagements près, et comme pour répondre
aux illusions de la fiction, les ruines grandioses d’un Hollywood englouti.
Gloria Swanson elle-même, dans un rôle de star qui vit désormais de la façon
emphatique dont elle jouait dans ses films muets et qui lui ressemble sans être
elle pour autant[3],
Gloria Swanson n’a pour ainsi dire plus rien tourné après l’arrivée du parlant.
Le grand Buster Keaton figure lui aussi parmi les vestiges d’un temps perdu
tandis que le majordome se révèle être un grand cinéaste du muet joué par un
authentique grand cinéaste du muet
-- maître de la démesure et bien
à sa place dans cette fiction elle-même démesurée. « A cette époque-là,
dit-il à Joe Gillis, il y avait trois jeunes cinéastes qui promettaient :
D.W. Griffith, Cecil B. De Mille et Max von Mayerling » -- un
Max von Mayerling qui ressemble évidemment comme deux gouttes d’eau à Erich von
Stroheim qui tente vainement de renaître des cendres de ses chefs-d’œuvre
mutilés. Rien à voir avec De Mille, ici dans son propre rôle, qui a
parfaitement su s’adapter aux exigences du progrès, lui. N’explique-t-il pas à
Norma, pour l’éconduire le plus élégamment possible, combien les films ont
changé depuis l’époque du muet ?
Wilder ne limite cependant pas son
propos à la description d’un univers hollywoodien qu’il dépeint sans fard ni
complaisance -- ce n’est pas son genre. Sunset Boulevard, film sur le passé, annonce aussi l’avenir et Joe
Gillis incarne déjà ce monde où triomphe arrivisme et cynisme, esprit de lucre
et réussite à tout prix que le cinéaste ne cessera de dénoncer tout au long de
son œuvre -- et dès les deux films qu’il
réalisera immédiatement après celui-ci, Ace
in the Hole ( Le Gouffre aux chimères,
1951) et Stalag 17 (1953) où, pas
plus que Joe Gillis ici, le journaliste Tatum (Kirk Douglas) et le prisonnier
de guerre Sefton (William Holden de nouveau) ne sont des individus sympathiques
et recommandables. Mais, contrairement à ce que l’on prétend souvent quand il
est question de Billy Wilder, si le ton du cinéaste peut être volontiers
rageur, railleur et ravageur, il ne condamne pas entièrement ses personnages
qui découvrent parfois dans leur propre conscience le reflet de leur ignominie,
voire un vague reste d’humanité. Le dégoût de soi que Gillis finit par
ressentir l’amène à adopter une forme de sincérité et même de compassion dans
la relation intéressée qu’il entretient avec Norma Desmond. Y-a-t-il d’ailleurs
une bien grande différence entre le gigolo qui laisse une femme vieillissante
croire à un amour impossible et l’ex-mari et metteur en scène qui entretient
les faux espoirs d’une actrice que rien ne saurait ramener devant les
caméras -- sinon sa chute finale dans le meurtre et la
folie ?
C’est peu dire enfin que ce film
bouleversant est aussi un immense morceau de cinéma. Rarement aura-t-on entendu
des dialogues aussi brillants au service d’un scénario d’une rare perfection
(le dernier écrit en collaboration avec Charles Brackett) que soutient une mise
en scène particulièrement aboutie. La qualité des cadrages, des recadrages et
des jeux avec la profondeur de champ : voir ce plan admirable où,
laissant William Holden monter le grand
escalier au début du film, Stroheim entre dans le champ par la droite, cadré en
gros plan, et le suit des yeux tout en lui disant : « S’il faut de
l’aide pour le cercueil, appelez-moi » ; la maîtrise du placement et
du déplacement des acteurs ; la façon admirable dont la caméra investit un
décor, et notamment le manoir baroque de Norma où Wilder, les jeux de miroirs
aidant, retrouve une sorte d’esthétique baroque viennoise ; les mouvements
d’appareil, qui peuvent être complexes mais sans jamais la moindre
ostentation -- tout illustre ici la conception qu’avait
Wilder du métier de metteur en scène de cinéma, quelqu’un qui a du style mais
qui ne le montre pas, à mille lieux en somme du « metteur en scène qui met
en scène le metteur en scène »[4].
Tout à la fois film noir, portrait
d’une star déchue, satire d’un univers hollywoodien légèrement rance, et
réflexion sur le cinéma, ses miroirs et ses trompeuses apparences, Sunset Boulevard jette un pont vers Fedora qui reviendra sur ces mêmes
thèmes une trentaine d’années plus tard
-- mais dans un contexte qui n’a
plus rien à voir : Hollywood n’est plus dans Hollywood et Wilder tournera
d’ailleurs son film en Europe. Il n’empêche que, de l’un à l’autre, c’est tout
l’itinéraire d’un cinéaste exemplaire qu’il faut voir -- un
cinéaste dont on n’a pas fini de célébrer les richesses.
Post-scriptum. Puisqu’il est question de célébrer les
richesses de Billy Wilder, je signale la parution d’un livre que lui consacre
Patrick Brion (CNRS Editions, 20€). Comme dans ses autres ouvrages, et à la
façon de ses présentations du « Cinéma de Minuit », Brion aborde le
cinéaste et sa carrière essentiellement sous l’angle des faits. Il aborde
l’œuvre film par film et l’ensemble est très bien documenté, citant abondamment
les livres et les entretiens qui ont été consacrés au cinéaste. Une rapide
introduction survole sa carrière, évoquant notamment ses collaborateurs les
plus fidèles (Charles Brackett et I.A.L. Diamond) et son travail pour
Lubitsch ; des repères biographiques et bibliographiques complètent le
tout. C’est un ouvrage de référence dans tous les sens du terme, une synthèse d’une
lecture intéressante. Mais la grande analyse de l’œuvre wilderienne reste à
écrire.
[1]
Ces temps nouveaux où l’on parle, parle, parle, comme lui fait dire un Wilder,
prince du dialogue s’il en fut.
[2]
Idée chère à Wilder qui confiait à Michel Ciment en 1970, soit huit ans avant Fedora : « Tenez, Jean-Luc
Godard, quelqu’un m’a raconté qu’on lui a donné, il y a quatre ou cinq ans, quand
il était en Amérique, un script de Bonnie
and Clyde. Il a dit qu’il l’aimait et voulait le faire. Ce n’était en fait
pas le script détaillé mais un scénario ; on était en septembre. On lui
demande : « Serez-vous prêt en mai ? - Je peux tourner la semaine prochaine. - Mais le script n’est pas prêt ! »
Et il répond : « Qui a besoin d’un script ? ». Quelle
arrogance de penser qu’un homme est capable d’improviser un film ! ».
(Positif, n°120, octobre 1970, p.5).
[3]
Dans le chapitre qu’il lui consacre dans « La Parade est passée… »,
Kevin Brownlow écrit : « N’espérez pas que Gloria Swanson vous parle
du passé, elle n’y vit pas, elle n’est pas Norma Desmond et c’est pour cela
qu’elle a tellement
apprécié jouer ce rôle » (1968, traduction française Acte Sud/Institut
Lumière, 2011, p.606).
[4]
Dans l’entretien avec Michel Ciment déjà cité, p.13.
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