Zero
Dark Thirty, de Kathryn Bigelow (2012).
C’est le risque que court toute
entreprise qui prétend vouloir coller de très près à l’actualité : nourrir
des polémiques étrangères au domaine dont elle relève à l’origine. Ainsi, à
propos de Zero Dark Thirty,
parle-t-on moins de cinéma que de torture
-- ce qui paraît grandement
agacer Kathryn Bigelow (au point de refuser désormais d’aborder la question
dans ses interviews) et lui vaudra peut-être de payer le prix fort lors des
très politiquement corrects Oscars[1] -- pantalonnade d’ailleurs en soi assez
anecdotique. Récompensé ou pas, Zero Dark
Thirty n’en demeurera pas moins un grand film de cinéma doublé d’un film
important.
Disons-le d’entrée : avec son
goût pour le cinéma de genres et des personnages masculins embarqués dans des
aventures violentes, Kathryn Bigelow apparaît singulièrement atypique et
quelque peu suspecte dans le paysage du cinéma américain contemporain. Mais
sans doute est-il salutaire aussi que, sans pour autant passer pour je ne sais
quel suppôt d’un quelconque état-major machiste, une femme investisse cet
univers d’hommes en danger qu’on réserve naturellement, mais à tort, à des
cinéastes masculins. Et l’investisse cette fois du point de vue d’un personnage
féminin. Car, contrairement à ce que j’ai lu ici ou là, il y a bien dans ce
film un point de vue -- et aussi un regard.
Le point de vue, c’est celui d’une
jeune agent de la C.I.A., Maya (Jessica Chastain, tout à fait remarquable), à
peine sortie de l’université et immédiatement jetée dans une action violente et
traumatisante. Juste après les attentats du 11 septembre 2001 (évoqués très
sobrement à l’ouverture du film), elle participe à la traque des terroristes,
Ben Laden en tête. Le film déroule son récit sur dix ans, jusqu’au 2 mai 2011,
et l’on voit la jeune femme s’aguerrir et s’endurcir, poursuivant obstinément
sa mission en dépit des échecs et des atermoiements, des déceptions et des
pertes. Mais d’elle-même, on ne saura rien tant Kathryn Bigelow limite la
description de ses personnages à leur travail et aux actes qui s’y rapportent.
Car le regard de la cinéaste, assez
radical, se veut essentiellement behaviouriste,
privilégiant de façon drastique l’action sur la psychologie --
donnant à voir sans prendre parti. Certes le point de vue est américain (comment
pourrait-il en être autrement d’ailleurs ?), mais sans être jamais martial
ni va-t-en-guerre[2].
Rarement un film (surtout américain, et de cette nature) aura aussi peu joué
sur l’identification du spectateur aux personnages du récit et à ses péripéties.
La torture est utilisée, assurément, et la cinéaste n’en cache rien, mais elle
laisse au spectateur le soin d’approuver ou de désapprouver. Le regard qu’elle
adopte est résolument froid et distant, refusant toute émotion. C’est tout
juste si, au détour d’un plan, de façon fugitive, elle saisit le découragement
de Maya dans les moments difficiles de la traque. On est là dans une approche
documentaire mais sans que les différents protagonistes soient jamais invités à
donner leur point de vue -- sinon encore une fois par leurs actes et les
affrontements verbaux qui, souvent, les accompagnent. L’étonnant, c’est qu’en
plus de deux heures et demie de film, Bigelow parvient à tenir son pari, et l’on
s’intéresse ainsi de bout en bout à des personnages dont pourtant on ne connaîtra
rien d’autre que le but qu’ils poursuivent.
Et, pour Maya, ce but devient en soi
le sujet du film au-delà de son objet. La traque de Ben Laden se métamorphose
peu à peu pour elle en une obsession, presque hors de toute raison -- et
le film, de faux reportage admirablement reconstitué, se métamorphose en une
sorte d’hallucinante poursuite, la vendetta personnelle d’une femme poursuivant
Ben Laden d’une haine implacable à la façon du capitaine Achab en quête de la
baleine blanche dans « Moby Dick », le premier grand roman américain,
ô combien métaphorique. C’est là que Zero
Dark Thirty devient encore plus passionnant. Le désir de vengeance qui
habite Maya, et qu’on peut trouver naturel, ou pas, et même partager, ou pas
(Bygelow laisse là encore le spectateur libre de son jugement), participe d’un
monde hanté par le mal et devenu fou
-- et cette folie, c’est la
nôtre, celle d’une humanité toute entière en proie aux angoisses de la haine,
de l’obscurantisme et du terrorisme et qui se dilue au moment de l’affrontement
final dans une forme d’abstraction proche de la science-fiction et des jeux
vidéo. De même que Melville ne nous cache rien des secrets et des ruses
nécessaires pour mener à bien une chasse à la baleine, Bigelow nous initie
objectivement à toutes les techniques permettant de lutter contre le terrorisme
à grande échelle. Quitte à convoquer, au bord de l’abîme, ces puissances
ténébreuses qu’il arrive de voir émerger dans des moments-clés de l’Histoire.
Aussi quand le film s’achève sur Maya quittant l’Afghanistan seule dans la
carcasse vide et inquiétante d’un avion de transport militaire, on semble voir
« sur ce visage d’ivoire se peindre l’orgueil sombre, le pouvoir
implacable, la terreur abjecte -- le désespoir intense et absolu » et
presque entendre les derniers mots du Kurtz de Joseph Conrad, cet autre grand
écrivain de la mer et de l’exploration des sombres gouffres de l’âme
humaine : « L’horreur ! L’horreur ! »[3].
Car étonnamment, ce film sur lequel l’action brutale paraît vouloir étendre son
empire absolu se révèle à l’arrivée une belle réflexion métaphysique.
[1]
Les nominations de Beasts of the Southern
Wild (Les Bêtes du sud sauvage)
relèvent-elles d’autre chose ?
[2]
La comparaison avec Black Hawk Down (La Chute du faucon noir, Ridley Scott,
2001), un bon film au demeurant, est particulièrement intéressante à cet égard.
[3] Cette
citation et la précédente, « Au cœur des ténèbres », Conrad, Œuvres, tome 2, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1985, p.139.
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