28 janvier 2013

Quelque part entre sublime et grotesque.


Blancanieves, de Pablo Berger (2012).

            Même si sa genèse lui est antérieure, voilà un film qui a le tort d’arriver après The Artist, dont on sait le succès quasi planétaire qu’il a connu. Le principe en est le même, au moins au départ : réaliser un film entièrement muet et en noir et blanc  --  tenter en somme de retrouver le charme du cinéma des origines. Mais il y a peu de chances que le miracle commercial se reproduise, et c’est d’autant plus regrettable que Biancanieves est à bien des égards un film remarquable, plus exigeant et original que celui de Michel Hazanavicius  --  et malheureusement aussi moins directement séduisant.

            Auteur d’un premier film au sujet sortant déjà de l’ordinaire (Torremolinos 73, qui racontait l’histoire d’un réalisateur de films érotiques sous la dictature franquiste), Pablo Berger transpose l’histoire de Blanche Neige des forêts profondes du Nord froid et neigeux à une Espagne entre sang et lumière. Sang et lumière quand le conte de fée glisse vers un « cauchemar plein de choses inconnues »[1]. Le cinéaste reprend d’ailleurs d’entrée de jeu l’idée de l’enfant « rouge comme le sang » qu’évoquent les frères Grimm : la mère de Carmen, celle qui deviendra Blanche Neige, meurt en couche tandis que son père, célèbre toréro, est grièvement blessé pendant une corrida. Couvert de sang mais finalement sauvé, il restera invalide, proie facile pour une sombre infirmière qui l’épouse en seconde noce  --  des noces de sang qui s’achèveront sur l’assassinat de l’infirme.

            Car Pablo Berger inscrit résolument son film dans une tradition espagnole où l’amour côtoie une mort omniprésente et qu’il faut savoir défier ; une tradition aussi où tout fait spectacle, des jeux sanglants de l’arène, qui traversent le film de bout en bout, au personnage de la marâtre, sombre incarnation du mal, en constante représentation, qu’elle soit publique face aux journalistes ou privée dans les jeux érotiques savamment sadomasochistes qu’elle pratique avec son amant. Ce goût pour un théâtre où se mêlent cruauté, mort et dérision devient le moteur du film quand Carmen rencontre une troupe de nains toreros qui présentent des parodies de courses de taureaux. Des nains bien éloignés de la Blanche Neige (1937) de Walt Disney. On entre là de plain-pied dans un univers où se croisent Velasquez et Goya, celui des « Caprices » et des « peintures noires », tandis que la fête foraine où s’achève le film paraît tout droit sortie du Freaks (1932) de Tod Browning. Mais on pourrait aussi bien citer Bunuel, de Viridiana (1961) au Journal d’une femme de chambre  (1964)  --  dans la description des amours ancillaires de la marâtre notamment.

            Il s’agit cependant moins ici d’une mosaïque de citations que d’une sorte de grand soubassement culturel qui donne à l’entreprise toute sa couleur, si l’on ose dire pour un film dont les très beaux éclairages de Kiko de la Rica magnifient le noir et blanc. Contrairement à The Artist qui jouait essentiellement, encore qu’avec beaucoup d’intelligence et d’inventivité, sur le registre de l’hommage au grand cinéma hollywoodien muet, Blancanieves revendique une originalité propre. Certes Berger bat le rappel de tous les outils du cinéma muet, reprend de façon récurrente certains cadrages expressionnistes et pousse parfois le jeu de ses acteurs ;  mais progressivement le film gagne en autonomie, le jeu des acteurs se fait plus naturel, les techniques du muet, sans disparaître totalement, cèdent peu à peu la place à une mise en scène plus moderne, avec des choix d’objectifs et des mouvements d’appareil inconnus du cinéma des premiers temps.

            D’un simple exercice de style, le film se transforme alors en une œuvre d’une originalité forte, moins aimable qu’on ne l’imaginait au départ et refusant la facilité d’une happy end qui n’aurait pas manqué de paraître singulièrement artificielle. C’est que Blancanieves, au-delà du conte de fée qui n’est guère qu’un fil conducteur, vise aussi à décrire sur un mode réaliste une société espagnole des années 20 qui annonce déjà le franquisme à venir. Bien que très différent sur le plan formel, le film en rejoint alors un autre, passé injustement inaperçu lors de sa sortie en 2011, le Balada Triste d’Alex de la Iglesia, hanté déjà par les sombres destins, les amours fatales, le baroque macabre et une irrésistible fascination pour la monstruosité et la mort  --  et pour ces êtres à mi-chemin de l’homme et de la bête, mélange d’innocence et de forces démoniaques. Quelque part entre sublime et grotesque en somme.



[1] Baudelaire, dans « Les phares », à propos de Goya (« Les Fleurs du mal », collection Poésie, Gallimard, 1972, p.43).

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