Blancanieves,
de Pablo Berger (2012).
Même si sa genèse lui est
antérieure, voilà un film qui a le tort d’arriver après The Artist, dont on sait le succès quasi planétaire qu’il a connu.
Le principe en est le même, au moins au départ : réaliser un film
entièrement muet et en noir et blanc
-- tenter en somme de retrouver
le charme du cinéma des origines. Mais il y a peu de chances que le miracle
commercial se reproduise, et c’est d’autant plus regrettable que Biancanieves est à bien des égards un
film remarquable, plus exigeant et original que celui de Michel
Hazanavicius -- et malheureusement aussi moins directement
séduisant.
Auteur d’un premier film au sujet
sortant déjà de l’ordinaire (Torremolinos
73, qui racontait l’histoire d’un réalisateur de films érotiques sous la
dictature franquiste), Pablo Berger transpose l’histoire de Blanche Neige des
forêts profondes du Nord froid et neigeux à une Espagne entre sang et lumière.
Sang et lumière quand le conte de fée glisse vers un « cauchemar plein de
choses inconnues »[1].
Le cinéaste reprend d’ailleurs d’entrée de jeu l’idée de l’enfant « rouge
comme le sang » qu’évoquent les frères Grimm : la mère de Carmen,
celle qui deviendra Blanche Neige, meurt en couche tandis que son père, célèbre
toréro, est grièvement blessé pendant une corrida. Couvert de sang mais
finalement sauvé, il restera invalide, proie facile pour une sombre infirmière
qui l’épouse en seconde noce -- des noces de sang qui s’achèveront sur
l’assassinat de l’infirme.
Car Pablo Berger inscrit résolument
son film dans une tradition espagnole où l’amour côtoie une mort omniprésente
et qu’il faut savoir défier ; une tradition aussi où tout fait spectacle,
des jeux sanglants de l’arène, qui traversent le film de bout en bout, au
personnage de la marâtre, sombre incarnation du mal, en constante
représentation, qu’elle soit publique face aux journalistes ou privée dans les
jeux érotiques savamment sadomasochistes qu’elle pratique avec son amant. Ce
goût pour un théâtre où se mêlent cruauté, mort et dérision devient le moteur
du film quand Carmen rencontre une troupe de nains toreros qui présentent des
parodies de courses de taureaux. Des nains bien éloignés de la Blanche Neige (1937) de Walt Disney. On entre
là de plain-pied dans un univers où se croisent Velasquez et Goya, celui des
« Caprices » et des « peintures noires », tandis que la
fête foraine où s’achève le film paraît tout droit sortie du Freaks (1932) de Tod Browning. Mais on pourrait
aussi bien citer Bunuel, de Viridiana
(1961) au Journal d’une femme de chambre (1964) --
dans la description des amours ancillaires de la marâtre notamment.
Il s’agit cependant moins ici d’une
mosaïque de citations que d’une sorte de grand soubassement culturel qui donne
à l’entreprise toute sa couleur, si l’on ose dire pour un film dont les très
beaux éclairages de Kiko de la Rica magnifient le noir et blanc. Contrairement
à The Artist qui jouait
essentiellement, encore qu’avec beaucoup d’intelligence et d’inventivité, sur
le registre de l’hommage au grand cinéma hollywoodien muet, Blancanieves revendique une originalité
propre. Certes Berger bat le rappel de tous les outils du cinéma muet, reprend
de façon récurrente certains cadrages expressionnistes et pousse parfois le jeu
de ses acteurs ; mais
progressivement le film gagne en autonomie, le jeu des acteurs se fait plus
naturel, les techniques du muet, sans disparaître totalement, cèdent peu à peu
la place à une mise en scène plus moderne, avec des choix d’objectifs et des
mouvements d’appareil inconnus du cinéma des premiers temps.
D’un simple exercice de style, le
film se transforme alors en une œuvre d’une originalité forte, moins aimable
qu’on ne l’imaginait au départ et refusant la facilité d’une happy end qui n’aurait pas manqué de
paraître singulièrement artificielle. C’est que Blancanieves, au-delà du conte de fée qui n’est guère qu’un fil
conducteur, vise aussi à décrire sur un mode réaliste une société espagnole des
années 20 qui annonce déjà le franquisme à venir. Bien que très différent sur
le plan formel, le film en rejoint alors un autre, passé injustement inaperçu
lors de sa sortie en 2011, le Balada
Triste d’Alex de la Iglesia, hanté déjà par les sombres destins, les amours
fatales, le baroque macabre et une irrésistible fascination pour la
monstruosité et la mort -- et pour ces êtres à mi-chemin de l’homme et
de la bête, mélange d’innocence et de forces démoniaques. Quelque part entre sublime et
grotesque en somme.
[1]
Baudelaire, dans « Les phares », à propos de Goya (« Les Fleurs
du mal », collection Poésie,
Gallimard, 1972, p.43).
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