16 mars 2012

Une trilogie de la folie criminelle.

Sur trois films de John Brahm.

            Curieuse carrière que celle de John Brahm dont la Cinémathèque vient de projeter voici peu le très bon Hangover Square (1945). Né en Allemagne en 1893 sous le nom de Hans Brahm et mort en 1982, homme de théâtre ayant fui le nazisme comme tant d’autres via la France et l’Angleterre où il réalisa un remake du Lys brisé de Griffith (Broken Blossoms, 1936), il a ensuite mené à Hollywood une carrière assez terne, se consacrant notamment à de célèbres séries de télévision (Twilight Zone, Alfred Hitchcock Presents, et beaucoup d’autres).

            Cependant, au cœur de cet anonymat, pour ainsi dire coup sur coup sur une période de temps très réduite,  il a réalisé deux films majeurs, Jack l’Eventreur (The Lodger, 1944) et Hangover Square (1945), et un troisième, moins réussi mais intéressant dans sa complexité, Le Médaillon (The Locket, 1946)  --  sorte de trilogie de la folie criminelle à laquelle il faudrait peut-être ajouter (au risque de la déception) Guest in the House, inédit en France, film en partie réalisé par André de Toth et terminé par Lewis Milestone.


            Remake d’un film muet d’Alfred Hitchcock, Jack l’Eventreur est le meilleur des trois et, comme les autres, situe son intrigue dans une perspective psychologique, voire psychanalytique. C’est au départ une sorte de variation sur le célèbre, et demeuré inconnu, serial killer victorien mais qui s’inspire en fait d’une fausse piste, celle de Wentworth Bell Smith, fanatique religieux qui haïssait les prostituées, locataire (le lodger du titre original)  que sa logeuse dénonça mais qui fut innocenté  --  ce qui n’empêcha pas la romancière Mary Belloc Lowndes d’en tirer un roman dont le film est lui-même l’adaptation [1]. Cependant, plutôt que sur le « pittoresque » un peu malsain des assassinats, Brahm centre son film sur le personnage du tueur et l’étude de sa psyché perturbée. Nul mystère d’ailleurs sur l’identité de l’Eventreur : par son comportement, par la façon dont Brahm choisit de le filmer, le locataire est bien l’assassin et, contrairement au film d’Hitchcock (nettement moins bon d’ailleurs), il n’y aura aucun coup de théâtre final [2].

            Fortement imprégné de psychanalyse donc, le film présente l’Eventreur comme un individu écartelé entre son désir et sa haine pour les femmes, et fasciné par l’eau « profonde, sombre et apaisante ». Il venge d’abord la mort de son frère, peintre de talent tombé dans la déchéance à cause d’une femme, puis se radicalise au fur et à mesure qu’il s’enfonce dans sa névrose au point de se vivre comme un véritable ange exterminateur d’une dimension proprement biblique  --  « Une femme te guette comme une proie. Elle accroit le nombre des pécheurs », dit-il en citant Salomon.

            Mais c’est assurément sur le plan formel que le film impressionne le plus. On entre dès les premières séquences dans un Londres nocturne et populaire aux rues tortueuses et luisantes de pluie, baignée par un brouillard que seul perce le hallo des réverbères et que peuple tout un monde de mendiants, de musiciens de rue, de chanteuses de bastringues  --  un Londres qui se situe en fait à mi-chemin de Pabst et de Brecht, voire de Kurt Weill avec la chanson de Jennie, un prénom dont on se demande s’il a été choisi par hasard [3]. Brahm, bien épaulé par son chef-opérateur Lucien Ballard, prend plaisir à réunir quelques-unes des figures de style les plus marquantes de l’expressionnisme cinématographique. Escaliers et paliers éclairés au gaz permettent de jouer avec d’inquiétants clairs-obscurs et des cadrages vertigineux où se succèdent plongées et contre-plongées. Le jeu somnambulique de Laird Cregar [4], qui fait alterner moments de douceur et éclairs de violence, ajoutent encore à la charge émotionnelle d’un récit qui culmine avec la longue traque finale dans le théâtre et l’extraordinaire face à face avec l’Eventreur dont le souffle rauque va en s’amplifiant tandis que ses poursuivants s’avancent lentement vers lui dans un mouvement en forme de magnifique travelling avant, jusqu’à ce qu’il fracasse une fenêtre et se jette dans les eaux de la Tamise  --  cette eau « profonde, sombre et apaisante ».

            On retrouve aux premières images de Hangover Square le même Londres tout à la fois victorien et brechtien que dans Jack l’Eventreur : une rue populeuse, un joueur d’orgue de barbarie, un allumeur de réverbères  --  figure récurrente de ce film où le gaz tient une place importante et qui pourrait être une version plus réussie du Gaslight (Hantise, 1944) que George Cukor venait à peine d’achever de tourner. Brahm reprend un personnage de tueur psychopathe (de nouveau interprété par Laird Cregar) sous les traits d’un musicien  que des sons discordants plonge dans une sorte de transe criminelle dont il ne garde ensuite aucun souvenir. Compte moins ici l’intrigue elle-même, qui peut parfois prêter à sourire, ou l’opposition un peu trop convenue entre la blonde et innocente musicienne classique (Faye Marlowe) et la brune et maléfique chanteuse de music-hall (Linda Darnell), que quelques moments de folie où la mise en scène trouve d’exacts équivalents visuels à la démence du personnage principal. Ainsi cette séquence traitée en travelling arrière où l’assassin porte dans ses bras le cadavre de Linda Darnell dissimulé sous une défroque de pantin jusqu’au bûcher du Guy Fawkes Day où il disparaîtra dans les flammes ; ou encore le concert final, filmé en d’amples mouvements de grue et qui s’achève dans un gigantesque incendie. L’eau dans Jack l’Eventreur ; le feu dans Hangover Square.

            Dernier volet de la folie meurtrière, Le Médaillon relève davantage du film noir « traditionnel » si l’on peut dire, mais se distingue, et c’est peut-être son principal intérêt, par sa construction où trois flashbacks s’emboitent successivement pour mieux brosser le portrait d’une jeune femme névrosée (Laraine Day) ainsi placée au centre du récit. Là encore l’intrigue criminelle se teinte d’un freudisme pas toujours adroitement abordé, et sa résolution finale, pour le moins précipitée,  apparaît singulièrement artificielle. Brahm peine à retrouver dans ses choix de mise en scène la puissance visuelle de Jack l’Eventreur et d’Hangover Square  --  sauf ici ou là, en de rares moments plus inspirés : quelques cadrages surprenants et des clairs-obscurs bien venus dans l’atelier du peintre (Robert Mitchum) ou la lente descente de l’escalier dans la séquence finale.

            Tout se passe avec ces trois films comme si l’explosion de talent qu’a été à tous égards Jack l’Eventreur n’avait été qu’un feu de paille, certes encore très vif dans Hangover Square mais qui s’amenuise dans Le Médaillon et va en s’éteignant. Sans ce court moment de fièvre créatrice John Brahm n’aurait guère attiré l’attention des exégètes du cinéma américain dont certains se sont demandés s’il n’avait pas eu surtout le talent de ses chefs-opérateurs (respectivement Lucien Ballard, Joseph LaShelle et Nicholas Musuraca, ce dernier demeurant assez méconnu). L’hypothèse, pour séduisante qu’elle soit, résiste d’autant moins à l’analyse qu’il existe d’assez nettes convergences de mise en scène (notamment entre Jack l’Eventreur et Hangover Square) alors que les opérateurs n’étaient pas les mêmes. La présence très forte de Laird Cregar dans les deux films les plus aboutis et les plus convaincants peut aussi expliquer une forme de tension qui leur infuse une unité certaine mais qui ne saurait pour auant suffire à expliquer l’inspiration inhabituelle du cinéaste. Aussi se contentera-t-on, et c’est déjà beaucoup, d’apprécier à leurs justes et irrégulières valeurs ces pépites certes isolées mais d’un grand éclat cinématographique.

[1] Sur cette question voir la somme publiée par Stéphane Bourgoin, ripperologue distingué, Jack l'Eventreur, Fleuve Noir, 1992, notamment les pages 97 et 98.
[2] Chez Hitchcock, le coup de théâtre final ne se justifie que par le fait qu'Ivor Novello, vedette du film, ne pouvait jouer le rôle d'un affreux meurtrier.
[3] Le véritable Eventreur n'a, lui, assassiné aucune Jennie.
[4] Etonnant comédien dont la carrière fut très courte. Il devait mourir à 31 ans, avant même la sortie de Hangover Square,d'une crise cardiaque suite au régime amaigrissant qu'il s'était imposé pour son rôle dans le film.

3 commentaires:

  1. L'orthographe exacte est -- si je me souviens bien -- Jenny et non Jennie.

    Je n'ai vu que The Lodger (il y a fort longtemps) ; je garde le souvenir (peut-être réécrit) d'un film très silencieux, quasiment sans musique et avec des dialogues épars, jusqu'à la "mise en son" de la confrontation finale que vous soulignez à juste titre. (Tout cela me rappelle d'ailleurs le film de Litvak dont je vous avais parlé.)

    J'ignorais l'existence de ce film muet de Hitchock ; le film de Brahm me semble lui-même très digne de la période anglaise de Hitchcock, mais sans doute un œil exercé comme le vôtre trouverait-il des différences notables.

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  2. Merci pour vos commentaires auxquels je répond avec retard, vous voudrez bien m'en excuser.
    Vous avez raison: chez Brecht, Jenny la Bordelière s'écrit bien comme vous le dites. Mais la Jennie à laquelle je fais allusion s'écrit (dans les sous-titres du film de Brahm en tout cas) Jennie; elle pousse la chansonnette dans un pub avant d'aller se faire trucider par l'Eventreur.
    Vos souvenirs doivent vous tromper: le film n'est pas particulièrement silencieux et dialogues et musique (avec d'ailleurs des séquences de music-hall) y trouvent largement leur place.
    Je suis bien d'accord enfin pour la parenté que vous soulignez avec Hitchcock (et pas seulement celui de la période muette): la séquence finale, dans le théâtre, est d'ailleurs éminemment hitchcockienne.

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  3. Suite à votre commentaire, j'ai récupéré le coffret Fox Horror Classics, qui est en fait un coffret John Brahm contenant The Undying Monster, The Lodger et Hangover Square.

    Je passe rapidement sur The Undying Monster, film de loup-garou de série B, classique bien qu'assez plaisant à regarder, pour revenir sur les deux films mentionnés dans votre article.

    J'ai apprécié les deux films pour le rendu du Londres fin XIXe, l'ambiance oppressante que le réalisateur réussit à instaurer et pour l'acteur principal, Laird Cregar, particulièrement inquiétant.
    Par leurs décors, leur atmosphère et la façon de filmer, les deux films m'ont fait penser au cinéma allemand du début des années 30, une sorte d'Opéra de quat'sous contaminé par Fritz Lang.

    J'avoue avoir une légère préférence pour Hangover Square, notamment grâce à la musique de Bernard Herrmann et à la séquence finale de concerto.
    Les scènes de folie sont également impressionnantes et m'ont évoqué le Testament du docteur Mabuse.

    Merci en tout cas pour votre article, qui m'a fait me pencher sur ces films peu connus (je les avais noté un jour dans un coin suite à une lecture mais que j'avais ensuite oublié de les récupérer).

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