20 mars 2012

"Factuel, sans fards, authentique"

Edition en DVD de The Story of G.I. Joe, de William Wellman (1945), Wild Side Video.

            Les éditions Wild Side Video proposent dans leur collection “Classics confidential”, qui réunit un choix de films américains rares, peu connus et sortant de l’ordinaire, une belle copie restaurée du film de William Wellman, The Story of G.I. Joe (1945) qu’accompagne un livret (c’est le principe de la collection : DVD + livret) rédigé par Michael Henry Wilson, pilier de la revue Positif et sans doute un des meilleurs connaisseurs du cinéma américain, qui retrace l’histoire du film et évoque la personnalité et l’œuvre de Wellman dont j’ai déjà parlé et dont, rassurez-vous, je parlerai encore.


            Lorsqu’il entreprit le tournage de G.I. Joe, le 15 novembre 1944, William Wellman connaissait bien la guerre, la Première plutôt que la Seconde, lui qui s’était engagé en avril 1917 dans le Lafayette Flying Corps, un groupe de volontaires américains venus du corps des ambulanciers et de la Légion Etrangère, qui fut abattu, blessé et décoré de la Croix de Guerre  --  exploits qui allaient forger sa réputation de casse-cou et lui ouvrir les portes d’Hollywood, comme acteur d’abord, puis comme réalisateur.

            Après une dizaine de films qui lui permirent d’apprendre son métier à partir de 1923, c’est avec un film consacré aux aviateurs de la guerre 14, Wings (Les Ailes, 1927), grosse production très spectaculaire (et dont la Cinémathèque annonce la projection pour courant mai), qu’il devait asseoir sa réputation de metteur en scène et mener à bien une carrière riche de plus de soixante-quinze films jusqu’en 1958, année où, en une sorte de retour aux sources, il réalise Lafayette Escadrille puis prend sa retraite. Il est alors âgé de soixante-deux ans ; il disparaîtra fin 1975.

            Wellman l’aviateur ne tenait pas en grande estime les fantassins et quand le producteur (engeance qu’il abhorrait encore plus) Lester Cowan lui proposa le scénario de ce qui allait devenir G.I. Joe, il refusa en des termes que lui, le cabochard généralement mal embouché, estimait mesurés : « Je suis un vieil aviateur tout déglingué. Je déteste votre putain d’infanterie. Je ne suis pas intéressé. » [1].

            L’idée de départ était de réaliser un film autour de la personnalité de Ernie Pyle, le correspondant de guerre le plus populaire du pays, intéressé par les obscurs et les sans grades et qui, dans les années 30, s’était penché sur le sort peu enviable des victimes de la crise économique, notamment dans le Sud profond, un peu à la façon du James Agee de Louons maintenant les grands hommes. La guerre allait le mener de nouveau auprès d’obscurs et de sans grades  --  ces fantassins dont il dira qu’ils sont « les enfants de la boue et de la pluie, du gel et du vent ».

            De nombreux scénaristes travaillèrent sur le script tout au long de l’année 1944, sans parvenir pour autant à un résultat satisfaisant  --  l’intrigue se diluant entre flashbacks évoquant l’entraînement des soldats et séquences décrivant la vie personnelle de Pyle (avec son père, avec sa femme ou reçu à la Maison-Blanche par Eleanor Roosevelt).

            C’est finalement Pyle lui-même qui, à l’été 44, de retour du front européen, convaincra Wellman d’accepter de diriger le film. Les deux hommes qui sympathisent vont reprendre le scénario, le recentrer sur un petit groupe de soldats, gommer toute sentimentalité et déplacer Pyle lui-même à l’arrière-plan, comme témoin privilégié et rien de plus. Bref, comme l’a dit plus tard Wellman lui-même : « un beau découpage : cruel, factuel, sans fards, authentique »  --  quelque chose donc qui déjà, dès le stade de l’écriture, ressemblait à un film de… William Wellman.

            En dépit du départ de Pyle pour le Pacifique, où il sera tué lors de la bataille d’Okinawa (avant même la sortie du film), le travail de réécriture se poursuit jusqu’au début du tournage, à la mi-novembre, sans que l’on puisse savoir aujourd’hui qui a fait quoi. « Il y a là un trou dans les archives de Cowan [le producteur], qui ne comportent aucune note ou lettre de Wellman », observe Michael Henry Wilson. A considérer le produit fini, très wellmanien tant sur le fond que sur la forme, on peut raisonnablement penser, me semble-t-il, que le cinéaste lui-même (qui travaillait toujours à l’écriture de ses films, même sans être crédité [2]) a encore élagué et raboté le scénario jusqu’à en arriver à l’os.

            Peut-on même d’ailleurs parler de scénario tant l’intrigue est réduite à sa plus simple expression, sans péripéties glorieuses ni spectaculaires morceaux de bravoure, ramenée à la dimension de constat d’une dépêche d’agence ? Wellman avait cependant annoncé la couleur d’entrée de jeu en demandant à son équipe « de l’honnêteté et de la sincérité », c'est-à-dire de refuser tout esprit cocardier et propagandiste, de saisir la guerre au ras du sol, dans le froid, la pluie et la boue. Une fois encore, je l’ai déjà dit, il refuse d’entretenir des mythes et d’«imprimer la légende». Qu’il s’agisse du western ou du film de guerre, il privilégie les faits qu’il filme à la façon d’un documentariste ou, si l’on préfère, du point de vue du correspondant de guerre, en empathie avec les soldats mais sans lyrisme déplacé. Ainsi suit-on la destinée d’une demi-douzaine de fantassins de la 5ème Armée, de l’Afrique du nord aux portes de Rome, réduits à quelques grands traits distinctifs  --  le sergent qui cherche un gramophone pour entendre la voix du fils qu’il a laissé au pays, le soldat italo-américain joli cœur qui respire à tout bout de champ une bouteille de parfum, cet autre, trop grand, qui a été refusé par l’aviation et que ses camarades ont baptisé Wingless.

            Pour l’essentiel, Wellman s’attache à décrire des moments en creux plutôt que des scènes d’action : marches monotones, retour de patrouille ou temps de repos. Comme souvent dans ses films, il rejette l’action dans les marges, en hors-champ. Ainsi, lors de la première manifestation de la guerre, une attaque de la colonne par un chasseur, ne verra-t-on ni l’avion (« Je l’ai même pas vu », regrette presque un troupier) ni le soldat mort  --  le premier d’une longue série. Wellman fixe son objectif sur l’attitude silencieuse de ceux qui survivent, à la bonne distance, suffisamment près pour marquer sa sympathie, suffisamment loin pour éviter tout pathos déplacé.

            Dans la confusion des combats et sans être jamais clarifiée par le point de vue de l’état-major (il n’y a ici qu’un seul point de vue, celui de Fabrice), l’action se trouve réduite à ses conséquences et la mort n’est jamais directement montrée, sinon lors de l’assaut contre le monastère, dans quelques rares plans documentaires. Ce n’est pas que Wellman refuse de choquer son public ; c’est bien plutôt le refus de toute forme d’héroïsation, y compris à travers ce qui pourrait passer pour une sorte de sacrifice. Sacrifice et abnégation il y a bien, mais c’est dans le quotidien sans gloire (et le titre français sous lequel le film sortit en 1946, Les Forçats de la gloire, est un complet contre-sens) qu’il choisit de les donner à voir. Lui qui exigeait parfois de ses comédiennes qu’elles renoncent au maquillage, il sait bien que la caméra peut travestir la réalité et la rendre belle dans ce qu’elle a de plus horrible. Ernie Pyle avait la réputation d’aimer les gens et de détester la guerre, et c’est bien dans ce sens que Wellman mène son récit, c'est-à-dire, égal à lui-même, avec mesure et retenue.

            « C’est la première fois qu’un film réussit à conjuguer à la perfection la fiction et le documentaire », a dit de G.I. Joe James Agee, écrivain, critique de cinéma et scénariste. C’est d’autant plus vrai que Wild Side propose en complément à son édition du film le documentaire réalisé par John Huston sur la bataille de San Pietro pour le compte de l’Army Pictorial Service.

            On y retrouve des images que Wellman utilisera dans son film et surtout la même absence de gloriole militaire. Huston ouvre son documentaire sur des images presque idylliques de la vallée du Liri, accompagnée d’un commentaire de type touristique qui se poursuit tandis que le film enchaîne sur des images du village de San Pietro en ruines avant de s’achever en évoquant les « générations futures » sur des plans de cadavres de civils. Il y a là toute l’ironie grinçante et sarcastique de Huston qui dit son admiration pour les sacrifices que consentent les soldats mais sans cacher les horreurs de la guerre : descriptions des effets des mines, corps emballés dans des sacs, morts qu’on enterre ou qu’on dégage des ruines. Et si la vie reprend son cours pour ces civils italiens libérés, avec les espoirs qu’elle suscite, elle s’accompagne d’un commentaire non dénué de cynisme : le but des troupes américaines était de combattre les allemands, la libération des territoires et des populations n’étant donc qu’accessoire et « demain ce sera comme si rien de tout cela n’était arrivé ».

            Wellman, avec sa fiction hollywoodienne, et Huston, avec son documentaire filmé sur le vif, se complètent avec deux point de vue radicalement opposés : quand l’un montre, l’autre suggère ; quand l’un ironise, l’autre compatit. Mais l’un et l’autre le font admirablement.

[1] Toutes les citations proviennent du livret accompagnant le DVD.
[2] Voir l'entretien de Curtis Lee Hanson avec William Wellman, Positif, n°124, février 1971.

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