25 mars 2012

Une valse entre deux ponts.

Edition en DVD de Waterloo Bridge (La Valse dans l’ombre), de Mervyn LeRoy (1940), avec en complément Waterloo Bridge, de James Whale (1931), Wild Side Video.

            Poursuivant son excellent travail d’édition, Wild Side Video propose après The Story of G.I. Joe, de William Wellman, dont j’ai parlé voici peu, La valse dans l’ombre, de Mervyn LeRoy (Waterloo Bridge, 1940), là encore dans une très belle copie qui rend pleinement justice au travail exceptionnel de l’immense chef-opérateur Joseph Ruttenberg, un maître des éclairages en noir et blanc. Mais l’intérêt de cette édition tient aussi, et peut-être surtout, à ce qu’elle permet de découvrir en complément la première, et très peu connue, version du film, réalisé en 1931 par James Whale, avec Mae Clarke et Douglas Montgomery (crédité sous le nom de Kent Douglas).


            La Valse dans l’ombre relève sans discussion du mélodrame volontiers lacrymal et passe, à tort ou à raison, pour une sorte de prototype du genre, ce que les Américains appellent un « classic tear-jerker ». Adapté d’une pièce de théâtre, le film raconte l’histoire de Myra (Vivien Leigh), membre d’une troupe de ballet classique, qui rencontre à Londres en 1917 un jeune officier, fils de bonne famille, Roy Cronin (Robert Taylor). Ils tombent amoureux l’un de l’autre mais Roy doit rejoindre le front avant d’avoir pu épouser la jeune fille. Celle-ci, renvoyée de son corps de ballet et pensant (à tort) que Roy a été tué, sombre alors dans la prostitution pour survivre. Retrouvant Roy, elle ne se résout pas à lui avouer sa déchéance et se suicide. Ce résumé sommaire mais exact de l’intrigue montre que le film relève bien d’un genre dont il réunit quelques-uns des ingrédients majeurs : le hasard d’une fausse nouvelle, la déchéance qui s’ensuit, la culpabilité et le déclassement, le suicide enfin comme porte de sortie. Règles d’or du mélodrame, le hasard (malheureux) et l’arbitraire règnent ici en maîtres  --  bien davantage que la fatalité proprement dite qu’on réservera plutôt au drame, voire au drame social dont la version de 1931 se rapproche davantage. Après tout Myra pourrait avouer sa faute (qu’elle juge d’ailleurs excusable) à Roy qui, ainsi qu’il le fait dans le film de James Whale, ne manquerait pas de lui pardonner. Mais c’est en allant jusqu’au bout du désespoir et de la culpabilité qu’elle devient une véritable héroïne de mélodrame  --  ce qu’elle n’est pas vraiment dans la première version.

            La comparaison des deux films est à cet égard tout à fait intéressante, et c’est ce parallèle qui donne tout son prix à cette indispensable édition. Alors que Mervyn LeRoy enrichit le matériau initial en introduisant notamment l’épisode déterminant de la fausse disparition de Roy, James Whale s’en tient à une intrigue linéaire, sans réelles surprises ni coups de théâtre. Rien ne menace vraiment les amants sinon l’ombre d’une possible mésalliance [1]. Au-delà du fil conducteur de l’intrigue, assez ténu au demeurant, les deux versions se situent aux antipodes l’une de l’autre. Respectueux des règles de la M.G.M. (Metro-Goldwyn Mayer), LeRoy fait évoluer ses personnages chez les heureux du monde, dans un milieu socialement et culturellement aisé et élégant; James Whale, dans un contexte historico-politique radicalement différent (en 1931, la crise affirme sa présence en filigrane même si l’action du film se situe pendant la guerre de 14), donne à son récit l’allure d’une chronique sociale qui annonce un ton et des préoccupations qui deviendront au cours des années 30 l’apanage de la Warner [2]. Alors que la Myra de Mervyn LeRoy est une danseuse classique associée au « Lac des cygnes », celle de James Whale (qu’interprète Mae Clarke avec une belle énergie) est une simple chorus girl qui court le cachet et travaille dans le cadre de revues populaires ; et quand la première est présentée comme une jeune fille pure (élément indispensable au mélodrame), l’autre apparaît comme une femme d’expérience et peu farouche, déjà plus ou moins entretenue par un officier qui lui offre un somptueux renard de fourrure qui deviendra une manière de leitmotiv. A l’ingénue britannique s’oppose l’Américaine délurée qui a fui un milieu social défavorisé et des parents alcooliques, une de celles que l’on appelait aux Etats-Unis dans les années d’après-guerre des « chercheuses d’or » [3], c'est-à-dire des femmes un peu aventurières en quête d’un mariage financièrement intéressant. C’est bien dans cette perspective qu’il faut voir l’évolution du personnage de Kitty, l’amie et confidente de Myra : protectrice et compatissante dans la version de 1940, elle affiche chez James Whale un cynisme sans détour, incitant Myra à se faire épouser par un militaire. Qu’il soit tué à la guerre ou qu’ils divorcent ensuite, elle touchera toujours une pension, assurant ainsi ses arrières. Si dans les deux versions Myra meurt bien à la fin du film, ici elle ne se suicide pas mais est tuée par une bombe sur le Waterloo Bridge après avoir promis à Roy de l’épouser dès son retour de la guerre  --  et il ne me paraît guère pertinent de voir dans cette mort un suicide déguisé (elle se met à courir pour échapper aux bombes).

            Whale, à l’opposé des diktats idéologico-esthétiques de la M.G.M., joue à fond la carte du réalisme et s’attache de scène en scène à des petits détails de la vie quotidienne : le compteur à gaz qu’on doit alimenter en pièces de monnaie, le fish and chips qu’on achète à la boutique du coin de la rue emballé dans du papier journal, le seau, le balai et la serpillère qui traînent devant la porte du logement de Myra, les pommes de terre qu’une vieille femme veut absolument récupérer, dût-elle y laisser la vie ; et le bombardement  sur le Waterloo Bridge, qui marque la rencontre des jeunes gens, donne lieu à un moment de panique et d’hystérie alors que Mervyn LeRoy filmera la même scène en montrant des londoniens rejoignant les abris avec calme, placidité et même humour : on est en 1940, à Hollywood certes, mais une guerre a commencé en Europe et la propagande impose déjà sa loi.

            Au-delà cependant de cette contrainte conjoncturelle, c’est surtout aux règles de la M.G.M. qu’obéit le cinéaste, c'est-à-dire à l’obligation de mettre en scène un univers précisément codifié, éloigné de toute réalité vulgaire et participant d’une vision idéalisée du monde  --  un monde où un restaurant de grand luxe avec orchestre à cordes se substituera toujours à un très ordinaire fish and chips. Cinéaste à succès, devenu très tôt son propre producteur (ce qui, dans le Hollywood de l’âge d’or, était un incontestable signe de réussite professionnelle et financière), Mervyn LeRoy s’est surtout distingué par un cinéma particulièrement académique et conventionnel, tant dans le choix de ses sujets (qui se veulent pourtant souvent ambitieux, mais les « grands » sujets ne font pas toujours de bons films) que dans le conformisme de sa mise en scène. Mais soyons juste : une rétrospective de ses œuvres (qu’on a, sans doute à tort, pas très envie de revoir tant le souvenir en est parfois pesant [4]) réserverait peut-être de bonnes surprises. La Valse dans l’ombre serait d’ailleurs à coup sûr l’une d’entre elles. Non que le film soit totalement à la hauteur de sa réputation d’archétype du mélodrame ; il y manque une démesure qui ne pouvait en aucun cas s’accorder à la sagesse extrême du cinéaste. Mais la réussite bien réelle du film tient précisément à la parfaite adéquation entre le style généralement empesé de LeRoy et l’univers élégant, bien qu’un peu coincé, d’une M.G.M. qui manifestait dans ces années-là, sous l’influence du producteur Sidney Franklin notamment [5], un fort tropisme britannique et  où tout ne devait être que luxe, calme et volupté bourgeoise et donner lieu à des productions tirées à quatre épingles. Scénario, interprétation, musique, décors, tout apparaît totalement réfléchi et contrôlé, et il se dégage aujourd’hui de cette élégante maîtrise de tous les instants un charme certain, que l’on peut certes trouver légèrement désuet. Comment aussi ne pas souligner une fois encore le travail d’éclairage de Joseph Ruttenberg qui met extraordinairement en valeur les très beaux décors de Cedric Gibbons (un des plus grands art director du cinéma américain et un pilier de la M.G.M.), l’un et l’autre donnant le ton à une entreprise que sa perfection même aurait pu aseptiser sinon banaliser.

Rien à voir bien entendu avec l’écriture de James Whale, plus chaotique et hésitante, mais aussi, d’une certaine façon, plus libre et qui, sans aboutir à un grand film (sachons raison garder) laisse cependant derrière lui la trace d’une époque et de son énergie vitale.

[1] Il est clair que, dans cette version, c'est davantage le statut social que la faute qui oppose les personnages. La mère de Roy fait remarquer que leurs vies sont totalement différentes et qu'ils n'ont rien en commun.
[2] James Whale tourne cependant ici pour le compte de la Universal et c'est immédiatement après Waterloo Bridges qu'il réalisera son film peut-être le plus célèbre, Frankenstein (1931).
[3] Ces "chercheuses d'or" qui ont été les héroïnes de plusieurs comédies musicales de la Warner dans les années 30, dont l'une (Chercheuses d'or de 1933/Gold Diggers of 1933) a été réalisée par Mervyn LeRoy avec la collaboration décisive du chorégraphe et futur metteur en scène Busby Berkeley.
[4] Faut-il voir un signe dans l'apparent échec (une seule semaine d'exploitation, ce qui ne m'a pas permis d'y aller voir) de la réédition de Ville haute, ville basse (East Side, West side, 1949) à l'Action Christine, et cela en dépit d'une affiche on ne peut plus prometteuse (Ava Gardner, James Mason, Barbara Stanwyck).
[5] Réalisateur à l'époque du muet (il dirigea notamment Mary Pickford dans plusieurs films), Sidney Franklin est ensuite devenu producteur à la M.G.M. On lui doit notamment des films à coloration britannique (outre Waterloo Bridge): Mrs Miniver (Mme Miniver, William Wyler, 1942) ou The White Cliffs of Dover (Les blanches falaises de Douvres, Clarence Brown, 1943), entre autres. Il n'est pas impensable d'ailleurs d'attribuer davantage la réussite du film à la volonté de Franklin et au savoir-faire des équipes de la M.G.M. qu'au seul talent de Mervyn LeRoy.

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