29 mars 2012

Séance de rattrapage.

La Dame en noir (The Woman in Black), de James Watkins.
Aloïs Nebel, de Tomas Lunàk.
Les Adieux à la Reine, de Benoît Jacquot.

            Ayant choisi d’aller passer du bon temps pendant quelques jours au pays des bovines de Bourgogne, j’ai quelque peu perdu de vue l’actualité cinématographique de ces dernières semaines. D’où cette séance de rattrapage pour laquelle j’ai choisi trois films, non pas arbitrairement, mais en appliquant la technique dite « du camembert » qui me réussit assez bien pour les livres (que l’on peut feuilleter et parcourir, il est vrai, contrairement aux films).

            Le principe en est simple, qui m’a été enseigné il y a bien longtemps par mon fromager préféré : considérer d’abord l’ensemble du stock de camemberts (obligatoirement au lait cru), puis bien examiner la croûte qui doit être blanche et relativement unie (ni marron, ni trop plissée), renifler l’objet dont les fragrances ne doivent pas être agressives, tâter soigneusement la pâte qui sera souple et onctueuse aussi bien sur les bords qu’en plein cœur. Avec un peu de pratique, il arrive bien sûr que l’on se trompe, mais assez rarement.


            Parmi tous les films sortis ces deux dernières semaines (les 14 et 21 mars), trois m’ont paru a priori d’autant plus intéressants qu’ils sont très différents les uns des autres tant au niveau du fond que de la forme  --  même si deux d’entre eux entretiennent une relation très étroite avec l’Histoire.

            La Dame en noir, de James Watkins, marque le retour de la Hammer, maison de production mythique qui, de l’immédiat après-guerre au début des années 70, participa activement à la renaissance du cinéma d’horreur britannique  --  et notamment dans l’acception gothique du genre. Avec Terence Fisher en réalisateur-phare, la Hammer ressuscita le comte Dracula et le baron Frankenstein interprétés par deux acteurs légendaires, le toujours sémillant (il aura 90 ans en mai prochain, comme quoi, boire le sang des vierges, ça conserve !) Christopher Lee, encore vu récemment dans Hugo Cabret, et Peter Cushing (disparu, lui, en 1994). Les cinéphiles de ma génération se souviennent avec émotion d’avoir vu nombre de ces films au Styx de la rue de la Huchette dont les fauteuils du dernier rang avaient des dossiers en forme de… cercueils dressés !

            Il y avait donc une petite nuance de nostalgie dans la décision d’aller voir cette Dame en noir au commerce finalement plutôt agréable, bien qu’infiniment dangereux, et qui nous change heureusement de ces produits gore dont regorgent nos écrans contemporains. Inutile de dire qu’un gouffre bien compréhensible sépare ce film-ci de ceux, parfois bricolés et bien naïfs, des années 50 et 60. On y retrouve certes quelques-uns des outils les plus classiques de la terreur (malédiction mystérieuse, maison isolée et hantée par d’étranges présences, escaliers et couloirs obscurs, toiles d’araignées impressionnantes, éclairages à la bougie, brouillards maléfiques, et j’en passe) mais si parenté il y a, c’est plus du côté des adaptations d’Edgar Poe réalisées par Roger Corman (cinéaste sur lequel je reviendrai prochainement) dans les années 60 qu’il faut aller la chercher. Un corbeau vient d’ailleurs fort opportunément souligner le rapprochement, et quand on découvre l’étrange maison des marais, repaire de la « dame en noir », comment ne pas songer à cet « habitacle de mélancolie » qu’est la Maison Usher dont les ruines seront englouties à la fin du conte par « l’étang profond et croupi »[1]. Mais plus encore, en choisissant de mettre en scène des enfants au cœur d’un récit fantastique peuplé de figures fantomatiques, Watkins et ses scénaristes donnent à leur récit ce « tour d’écrou » (ou de vis, traduction littérale) revendiqué par Henry James et qui augmente la charge d’émotion et d’angoisse.

            De l’angoisse, il y en a aussi, mais de façon diffuse et énigmatique, kafkaïenne pour ainsi dire, dans la vie du très ordinaire Aloïs Nebel, chef de gare falot perdu quelque part au fin fond de la Tchécoslovaquie et confronté depuis son enfance à une Histoire trop grande pour lui. L’intrigue du film, si l’on peut parler d’une intrigue à propos d’un récit plus allusif qu’explicite (et dont l’incertitude même participe du charme de l’entreprise), se déroule à la fin de l’année 1989, entre la chute du Mur de Berlin et l’élection de Vaclav Havel, mais plonge ses racines longtemps auparavant, dans l’immédiate après-guerre, au moment où la minorité allemande a été expulsée du pays. Deux événements historiques  qui bornent l’univers d’Aloïs Nebel, sorte de fantôme né des brumes[2] de l’Histoire, figure métaphorique d’une destinée nationale condamnée à la tragédie. Rien n’est jamais appuyé dans cette chronique volontairement sibylline, où les vides du récit participent d’un charme énigmatique ; tout est au contraire suggéré dans la description couleur gris muraille de l’oppression communiste, des petites combines quotidiennes qui aident à survivre ou encore des trafics lucratifs avec les « camarades » soviétiques, et la tristesse d’Aloïs Nebel, que même la fin du communisme ne parvient pas à réduire, en dit long sur la psyché en morceaux d’un pays hanté par les accidents de l’Histoire.

Adaptant une bande dessinée, Tomas Lunàk utilise ici avec beaucoup d’habileté la technique dite rotoscopique qui consiste à retoucher par le dessin des prises de vues réelles  --  lointain ancêtre (c’est le cas de le dire : la technique a été brevetée en… 1915 par Dave et Max Fleischer, pionniers du cinéma d’animation et créateur de Koko le Clown et de Betty Boop) de la motion capture. Ainsi à la noirceur d’un récit d’une désespérance absolue répond une très fascinante ligne graphique où ombres et lumières poursuivent et ressuscitent les fantômes du passé.

            Cette approche de la grande Histoire vue par le regard de personnages secondaires que privilégie Aloïs Nebel, c’est aussi celle que choisit Benoît Jacquot en évoquant les débuts de la Révolution (la prise de la Bastille et les jours qui la suivent) non seulement vus de Versailles, c'est-à-dire pour l’époque d’un lieu très éloigné, mais aussi du point de vue d’une domestique -- mais d’une domestique en situation de témoin  privilégié puisque cette Sidonie est lectrice de Marie-Antoinette. Ainsi, dans un va-et-vient bien venu, passe-t-on des communs du château à la chambre de la Reine, occasion de découvrir le fonctionnement de cette microsociété qu’était la Cour depuis que Louis XIV, échaudé par la Fronde, avait décidé de regrouper la noblesse autour de lui, à Versailles. Tout le film se construit en creux, l’essentiel de l’action se déroulant hors-champ, et c’est l’occasion pour le cinéaste de mettre en place une sorte de règle du jeu théâtral pour le moins ambigu où maîtres et domestiques apparaissent interchangeables. Le théâtre en somme, de Marivaux à Beaumarchais, comme signe avant-coureur des catastrophes à venir.

            Regrettons cependant que la mise en scène de cette belle et bonne entreprise soit quelque peu hypothéquée par un arsenal d’effets prétendument modernes rarement en adéquation avec l’économie générale du récit --  caméra tenue à la main, mouvements d’appareil désordonnés et/ou erratiques, et ainsi de suite. Benoît Jacquot dit quelque part avoir préféré filmer « à la volée » plutôt que dans le style « grand antiquaire » d’un Kubrick (celui de Barry Lyndon) ou d’un Visconti. C’est son choix ; tant mieux pour lui, tant pis pour moi.






[1] Edgar Poe, « La chute de la Maison Usher », in Contes, Essais, Poèmes, Bouquins, Robert Laffont, 1990, pp. 407 et 421.
[2] En allemand, Nebel veut dire brouillard.

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