1 avril 2012

L'empire du vide.

Young Adult, de Jason Reitman.

            A  l’aune des quatre films qu’il a réalisé à ce jour (y compris Young Adult), Jason Reitman fait désormais partie des cinéastes nord-américains (il est en fait de nationalité canadienne) qu’il importe de suivre avec la plus grande attention. Aucune des réalisations de ce «fils de» (Ivan Reitman, auteur de Ghostbusters/S.O.S. Fantômes et autres comédies du même filon) n’est négligeable et si elles abordent des thèmes variés, toutes participent d’une même radiographie sans fard de l’american way of life, qu’il s’agisse de la vie publique et de ses dérives (Thank You for Smoking, 2005, qui s’en prend à l’industrie du tabac et à son lobbying, et Up in the Air/In the air, 2009, qui dénonce le cynisme du monde de l’entreprise et de l’industrie du licenciement) ou de la vie privée et de la crise de la famille américaine contemporaine (Juno, 2007, et aujourd’hui Young Adult).


            L’histoire de cette Mavis Gary à laquelle Charlize Theron prête courageusement ses traits en acceptant de perdre (beaucoup) de son charme et (un peu) de sa beauté[1], cette histoire d’une femme au bord de la quarantaine et qui paraît, à tort, socialement bien installée dans l’existence, cette histoire donc décrit d’abord la lente dégringolade morale et psychologique d’une sorte d’adolescente attardée, de cette catégorie qu’on appelle adulescente, demeurée aussi immature que le public juvénile auquel s’adressent les romans à l’eau de rose qu’elle rédige à la chaîne et qu’une autre signe. « Ghost writer », c'est-à-dire nègre littéraire ou écrivain fantôme pour traduire littéralement en termes politiquement corrects, c’est aussi à la façon d’un fantôme qu’elle traverse sa propre existence, une existence apparemment dénuée de tout intérêt, peuplée d’aventures sentimentales sans lendemain et dont seul l’alcool paraît lui permettre d’oublier la totale vacuité.

            Cette femme en voie de désagrégation mentale et bientôt sans doute physique, la voilà qui choisit un beau matin, presque sans réfléchir (mais le peut-elle encore ?), de se lancer tête baissée dans une fuite en avant en forme de retour en arrière. Apprenant la toute récente paternité d’un certain Buddy (Patrick Wilson), un de ses ex-petits amis, elle décide de retourner dans sa ville natale pour le reconquérir. Pour se rassurer, elle, sur ses capacités de séduction, et le sortir, lui, de sa petite médiocrité quotidienne qui se décline à coup de Pizza Hut et de Kentucky Fried Chicken.

            S’ensuit le portrait éclaté d’une femme dont les différentes facettes nous apparaissent au fil de ses rencontres, ou plutôt de ses retrouvailles  --  l’ex-petit ami et sa femme, un ancien condisciple disgracié et sa sœur, ses propres parents. Reitman et sa scénariste, Diablo Cody (déjà à l’origine de Juno) réunissent les pièces d’un puzzle qui, d’une rencontre à l’autre, révèle peu à peu un caractère au bord de la rupture dont ils suivent la lente descente aux enfers en adoptant le ton froid et distant du constat. La tension monte tandis que Mavis s’enfonce dans sa névrose jusqu’au moment ultime où elle s’abandonne à un scandale en forme d’exutoire avant de comprendre qu’elle ne changera pas, même en fuyant une nouvelle fois la médiocrité provinciale de son enfance.

On ne saurait cependant limiter Young Adult à un simple règlement de compte familial, assez proche de celui que nous a offert voici peu un autre «fils de», Sam Levinson avec Another Happy Day dont j'ai parlé ici-même. Au-delà du portrait d’une femme en perdition, Reitman jette un pont vers la rive aux préoccupations plus politiques de ses films. Insupportable, sans doute l’est-elle cette Mavis qu’il décrit avec une cruauté certaine ; mais n’est-elle pas après tout le produit d’un monde qui se réduit le plus souvent à des apparences dont elle finit par être l’esclave et la victime  --  apparences des sentiments préfabriqués, apparences de la beauté et de la sophistication. Le choix de Charlize Theron pour l’incarner souligne la force du propos : voir l’égérie d’une grande marque de produits cosmétiques se décomposer sous nos yeux, physiquement et mentalement, montre à la fois le courage d’une actrice peu soucieuse de battre en brèche son image, et redouble la vigueur de la dénonciation.

Ainsi Reitman et Cody instruisent-ils le procès d’une société où bonheur et bien être se vendent comme de vulgaires produits de consommation  --  et tout aussi terrifiante que le portrait de Mavis apparaît la description qu’ils font de cette petite ville du Minnesota bien lisse en apparence mais où un adolescent suspecté d’être gay peut être massacré à coups de battes de base-ball. Le film s’achève sur une série de scènes très fortes, celles-là même qui ont incité Jason Reitman à accepter le scénario[2], et notamment celle, écrite et filmée comme en demi-teinte, où une jeune femme vomit la haine qu’elle ressent pour la vie étriquée qu’elle mène et dont elle sait qu’elle ne s’échappera jamais. Entre l’aliénation de la grande ville que Mavis  va rejoindre sans illusion et le bonheur à tempérament de la petite ville bien proprette avec jolies maisons, pelouses au cordeau, cuite du samedi soir et barbecue du dimanche, c’est bien dans un désolant cul-de-sac que le cinéaste abandonne finalement ses personnages. Il y a là une parenté certaine (province en lieu et place de banlieue chic) avec l’excellent Little Children de Todd Field (2006), où Patrick Wilson jouait déjà les pères attentionnés au cœur d’un univers en pleine déliquescence.

On a reproché ici et là à Reitman de jeter sur ses personnages un regard cynique, méprisant, condescendant, voire vindicatif et même haineux. Sans doute ne ménage-t-il pas son petit monde, ni dans ce film-ci ni dans les précédents  --  pas plus que ne le faisait Todd Field. Mais les reproches qu’on lui adresse ne dénoncent en fait qu’une forme de lucidité qui se refuse à tout arrangement et donne à voir, sans grand discours théorique mais par la seule vertu de l’illustration, toute la cruauté d’un système dont chacun s’était accommodé depuis une trentaine d’années. Au détour d’une scène, Mavis cite Le Lauréat (The Graduate, Mike Nichols, 1967), une comédie grinçante largement sous-estimée en son temps mais qui, parmi d’autres, a frayé la voie à un cinéma sachant combiner divertissement et critique sociale et que seules les années Reagan parvinrent à faire taire. Jason Reitman me semble en être aujourd’hui le parfait héritier.



[1] Bien que guère amateur de breloques et de hochets, je déplore au passage qu’aucune nomination aux Oscars ne soit venue sanctionner sa très remarquable performance.
[2] Voir l’entretien publié dans Le Monde du 28 mars 2012.

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