3 avril 2012

Nuit cathartique.

Réédition de Train de nuit (Pociag), de Jerzy Kawalerowicz (1959).

            Juste après la guerre, dans les années 50, le cinéma polonais a connu une sorte d’âge d’or avec l’émergence de jeunes cinéastes  --  notamment Andrjez Munk, né en 1920, et Andrjez Wajda, né en 1926, tous deux diplômés de la très réputée école de cinéma de Lodz (créée en 1948). Il faut également citer Wojciech Has (né en 1925 ) et, bien que plus jeune (il est né en 1933), Roman Polanski, qui, après avoir débuté comme acteur pour Wajda (Génération aussi intitulé Une Fille a parlé, 1955), et une fois passé par l’école de Lodz, s’imposera très vite avec quelques courts métrages mémorables (comme Deux hommes et une armoire, 1958, et Le Gros et le maigre, 1960) et le seul long métrage qu’il réalisera en Pologne, Le Couteau dans l’eau, en 1962. Contrairement à Wajda, qui demeure le grand réalisateur polonais de l’après-guerre à nos jours, Andrjez Munk, mort en 1961 dans un accident de voiture pendant le tournage de son film le plus célèbre, La Passagère, n’aura pu développer une œuvre qui s’annonçait prometteuse.

            Jerzy Kawalerowicz (né en 1922 et mort en 2007) appartenait à cette génération de jeunes cinéastes ambitieux et assez soucieux de se démarquer alors du pouvoir en place, et bien que sa carrière ait quelque peu tourné court à la fin des années 60, on lui doit au moins trois films importants, très différents les uns des autres : Mère Jeanne des Anges en 1961 (consacré à l’affaire des possédés de Loudun), Pharaon en 1966 (un très curieux et inhabituel péplum) et ce Train de nuit, réalisé en 1959, et discrètement (deux séances par jour au seul Reflet-Médicis, il faut bien viser !) réédité dans une belle copie numérique.


            Ce qui frappe aujourd’hui, à revoir Train de nuit, c’est d’abord l’extraordinaire perfection formelle du film. Autant que par la très grande qualité de l’écriture du scénario, parfaitement construit et développé, on est saisi par l’esthétique particulièrement soignée de la photo en noir et blanc et la totale maîtrise de la mise en scène. Les trains, on le sait, en dépit (ou peut-être grâce à) l’exiguïté et l’étroitesse des lieux, offrent un espace éminemment cinématographique  -- Hitchcock, plus que tout autre, l’a prouvé à plusieurs reprises. Kawalerowicz fait lui aussi montre d’une très grande virtuosité : jamais statique, sa caméra suit les personnages ou les précède, explore chaque recoin du train et témoigne d’une très grande élégance avec des mouvements d’appareil très présents et pourtant nullement ostentatoires. Il y a là une tenue exemplaire, celle-là même que revendique aujourd’hui encore un Polanski, et ce n’est pas ici que l’on trouvera de ces images à forte teneur en mal de mer qu’alimentent les excès de caméra tenue à la main[1].

            Mais Train de nuit séduit aussi par la richesse de son scénario. « Thriller ferroviaire » comme l’annonce la publicité du film, sans aucun doute. Car c’est dans le cadre d’un apparent mystère policier que s’installe d’entrée de jeu le récit : tandis que les journaux évoquent l’assassinat d’une femme par son mari, un homme porteur de lunettes noires et voyageant sans billet demande à occuper seul un compartiment pour deux personnes. Tout dans son comportement le rend suspect, et très habilement noués, les fils de l’intrigue se dénoueront naturellement en même temps que le film prendra un autre sens.

            Car il est bien vrai, parfois à tort, souvent à raison, que l’on cherche toujours un sens caché dans les œuvres (pas seulement cinématographiques) produites sous des régimes politiques totalitaires. Et comment, en effet, ne pas voir dans cette société en réduction qui occupe le train le temps d’une nuit, la Pologne des années 50 ? On y repère le poids de la religion (le train transporte un groupe de vieilles femmes en pèlerinage) mais aussi, de façon étonnante, une société où se manifeste une très grande hiérarchie de classe : un chirurgien, un avocat ou des curés voyagent en wagon-lit tandis que le commun s’entasse dans des compartiments de seconde classe. Le tout sous l’œil vigilant de contrôleurs qui veillent à ce que rien ne vienne perturber le bon ordre social.

            Mais cette mécanique parfaitement huilée, où tout semble filer comme sur des rails, laisse sourdre cependant les signes d’un malaise que de trompeuses apparences voudraient occulter. Ainsi petites combines et corruption apparaissent-elles quand la contrôleuse, pourtant très soucieuse de faire appliquer la loi quand il s’agit de maintenir l’ordre établi, cède sa propre cabine à un voyageur moyennant un discret pot-de-vin. C’est cependant au moment où l’intrigue policière s’affirme davantage, avec l’arrestation du suspect puis la découverte du vrai coupable, que tombe alors le masque de façon collective. Suspicion, délation, lâcheté, culpabilité et honte éclatent au petit jour dans la chasse à l’homme qui s’ensuit  --  sorte de grand exorcisme où toute une société cherche bien en vain à donner du sens aux actions qui la fondent. Force restera à la loi et chacun rentrera dans le rang bien sûr, mais certains de ceux qui, à l’arrivée, descendent du train, n’ont sans doute plus rien à voir avec ceux qu’ils étaient la veille au soir. La nuit cathartique leur aura donné au moins l’illusion d’un possible changement.         



[1] Contrairement à ce que l’on pourrait croire, je ne suis pas hystériquement opposé aux effets de caméra à la main ou à l’épaule. Il faut simplement qu’ils trouvent leur sens dans l’économie du récit et qu’ils ne soient pas, comme trop souvent de nos jours, la seule et unique figure de style du film  --  par facilité et/ou impuissance créatrice. Ainsi, pour prendre un exemple, dans le Barry Lyndon de Stanley Kubrick (cinéaste qui ne répugne pas aux effets de caméra) quelques scènes de violence et de désordre extrêmes filmées en caméra à la main se justifient-elles dans un film par ailleurs extrêmement ordonné où pas un cadrage n’est laissé au hasard.

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