5 mars 2012

Le jour et l'heure de René Clément.

Réédition de Quelle joie de vivre, de René Clément (1961).

            La réédition en copie neuve et version originale (c'est-à-dire en italien) de Quelle joie de vivre, un dossier que lui consacre la revue Positif [1], une rétrospective à l’Institut Lumière de Lyon [2] et un copieux livre publié en 2008 [3]  : serait-ce enfin le jour et l’heure de René Clément ?

            Né en 1913 et mort en 1996, René Clément occupe une place à part dans le cinéma français dans la mesure où, situation paradoxale, il n’appartient pas tout à fait à la fameuse tradition de la qualité française mais sans en être tout à fait étranger. Aussi a-t-il subi les attaques des jeunes turcs de la critique des années 50 et futurs cinéastes de la Nouvelle Vague bien que son nom et les titres de quelques-uns de ses films n’apparaissent qu'en passant et sans insister dans le célèbre et combien injuste article de François Truffaut « Une certaine tendance du cinéma français », publié dans le numéro 31 des Cahiers du cinéma, en janvier 1954.


            A cette date, René Clément a réalisé, non sans succès, six longs métrages, avec la collaboration ici et là de certaines des cibles favorites de Truffaut : Henri Jeanson pour les dialogues, très sobres d’ailleurs, des Maudits (1947) et surtout Jean Aurenche et Pierre Bost pour les scénarios de Au-delà des grilles (1948), du Château de verre (1950, Bost travaillant seul sur ce film) et surtout de Jeux interdits (1952). On peut se demander si l'indulgence relative de Truffaut a été motivée par la complicité de Clément avec Jacques Tati, que Truffaut admirait, dans les années 30, par son parrainage à la fin des années 40 du ciné-club Objectif 49 créé par André Bazin, père « spirituel » de Truffaut, ou encore par le fait que Pierre Kast, rédacteur aux Cahiers et ami de Truffaut, l’ait assisté sur ses deux films les plus récents, Le Château de verre et Jeux interdits [4]. Le cinéaste pouvait donc avoir aux yeux du jeune critique des circonstances atténuantes justifiant une certaine bienveillance.

            Cependant, la suite de la carrière de René Clément allait montrer qu’il ne pouvait en aucune façon être réduit à une école ou à un courant cinématographique et c’est peut-être cet éclectisme, tant dans le choix de ses sujets que de ses collaborateurs (allant jusqu’à travailler sur le scénario de Plein soleil avec un Paul Gégauff, nettement rattaché à la Nouvelle Vague), qui l’a empêché d’être considéré comme un véritable auteur. Ainsi peut-il passer de Monsieur Ripois (1954) où, tournant dans les rues de Londres avec une caméra cachée il annonce la liberté de la Nouvelle Vague à venir, à Gervaise (1956), retour vers un cinéma que l’on peut juger à première vue plus conventionnel et dans la tradition de cette qualité française (Aurenche et Bost au scénario) stigmatisée par Truffaut ; d’un suspense psychologique adapté de Patricia Highsmith (Plein soleil, 1960) à une comédie à l’italienne (Quelle joie de vivre) ou encore d’un autre suspense psychologique (adapté cette fois de Day Keene : Les Félins, 1964) à un monument commémoratif (Paris brûle-t-il ?, 1966) qui, pour beaucoup, marqua le commencement de la fin  --  le reste, qu’on pourrait appeler « période Japrisot » [5] , confirmant le divorce de Clément d’avec la critique puis, progressivement, le public.

            C’est d’ailleurs à coup sûr Paris brûle-t-il ? qui a le plus nui à son image et, par ricochet, à toute son œuvre antérieure, en le transformant en une sorte de cinéaste officiel de la Résistance gaullienne  --  le film étant « lancé comme une véritable opération politique, avec défilés militaires et spectacle son et lumières dans Paris » [6]. Il est ainsi devenu l’incarnation de cette pesanteur artistico-politique des années pré-68 qui ne devait pas survivre à la mort, en 1974, de Georges Pompidou. Symptomatiquement son dernier film, La Baby-sitter, qui n’inspira guère que de l’indifférence, date de 1975 : Clément n’avait que soixante-deux ans mais la messe était dite.

            Sans doute était-ce mal voir et jeter le bébé avec l’eau du bain. La guerre et l’Occupation l’ont certes beaucoup inspiré (six films sur un total de dix-huit) mais non sans bonheur si j’ose dire. Revus récemment La Bataille du rail s’inscrit avec sobriété dans la veine documentaire de ses courts métrages, et Les Maudits, où se déchirent dans un climat délétère une poignée d’égarés du nazisme, tient plutôt bien le coup ; quant au Père tranquille, qui fut un de ses gros succès, « bien que célébrant la gloire des résistants, il n’entre pas dans la mythologie résistancialiste » [7]. Revus également voici peu, Monsieur Ripois, Plein soleil et Les Félins s’affirment à tous égards comme de vraies réussites dans des genres radicalement différents  --  encore que Ripois et Les Félins se rejoignent curieusement dans la relation aux femmes qu’entretiennent leurs personnages principaux et l’«emprisonnement» qui s’ensuit.

            Quelle joie de vivre, que l’on peut voir ces jours-ci dans sa version italienne au montage légèrement différent de la version française, participe pleinement de l’éclectisme du cinéaste. Tourné à Rome avec une équipe italienne, aux seules exceptions d’Alain Delon et d’Henri Decae (chef-opérateur), le film s’inscrit dans la tradition de la comédie italienne où le rire bascule aisément dans la satire et l’irrévérence, voire le drame  --  à la façon de La Grande Guerre (La Grande Guerra, Mario Monicelli, 1959), ou de La Marche sur Rome (La Marcia su Roma, Dino Risi, 1962). Le film se situe d’ailleurs à peu de chose près à la même époque (1921) et l’ombre de la guerre plane sur cette histoire où s’affrontent sur le mode comique (mais la gravité n’est jamais loin) fascistes et anarchistes dans une sorte de jeu de massacre qui brocarde les valeurs consacrées (généralement avec des terminaisons en isme) et les corps constitués (armée , clergé, monde politique) au nom de la liberté de l’individu.

            Comme dans La Grande Guerre et La Marche sur Rome, ils sont deux copains, les personnages du film, deux copains élevés dans un orphelinat catholique, expédiés à l’armée (« Vous voilà libres », leur dit le prêtre en les accompagnant jusqu’à la porte de la caserne) puis démobilisés (« Vous êtes libres », leur dit l’officier) et qui, chômeurs et sans le sou, adhèrent au fascisme simplement parce qu’on leur promet une prime de 150 lires. L’un (Alain Delon) glissera vers l’anarchisme non par conviction ou idéologie mais pour séduire une jolie fille et découvrir finalement qu’être un homme c’est d’abord être libre ; l’autre demeurera fasciste par faiblesse et opportunisme en promettant à son copain des lendemains douloureux. Difficile de rire dans ces conditions, quand sont convoqués attentats politiques et arrestation préventives, et pourtant c’est bien d’une comédie qu’il s’agit et Clément et ses coscénaristes, le tandem Piero de Bernardi et Leonardo Benvenuti [8], savent brosser à merveille une galerie de personnages hauts en couleurs (dont un Ugo Tognazzi impayable en poseur de bombes barbu) pour mieux dénoncer des idéologies liberticides.

Le film s’achève en apothéose sur une gigantesque foire de la Paix, inaugurée comme il se doit par un quarteron de ganaches galonnées [9] et qui tourne à la pantalonnade et à la bataille rangée  --  et le rire se coince un peu car, du fascisme à la guerre (la suivante), il n’y a qu’un pas et que ce pas sera franchi on sait de quelle manière. Aussi peut-on légitimement s’étonner de voir, à peine cinq ans plus tard, l’auteur d’une telle charge consacrer ses efforts à une approche historique aussi « pompeuse et erronée » [10] que celle de Paris brûle-t-il ?

[1] N°612 de février 2012.
[2] Incomplète puisqu'il manque apparemment quatre films: Monsieur Ripois, Barrage contre le Pacifique, Paris brûle-t-il? et La Maison sous les arbres.
[3] Denitza Bantcheva, René Clément, Editions du Revif, 2008.
[4] Précisons au passage que Pierre Kast fut, au sein de la rédaction des Cahiers, un des adversaires les plus déterminés du texte de Truffaut.
[5] Sébastien Japrisot, romancier connu, est aussi l'auteur des scénarios du Passager de la pluie (1969)et de La Course du lièvre à travers les champs (1972).
[6] Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy, Seuil, collection Points-Histoire, édition de 1990, p.265.
[7] Ibid., p.261.
[8] Scénaristes poids lourds du cinéma italien qui ont collaboré à plus d'une centaine de films.
[9] Dont René Clément soi-même dans un rôle de général français.
[10] Rousso, op. cit., p.265.

2 commentaires:

  1. Votre article me rappelle que j'ai toujours tendance à confondre René Clément et René Clair, autre cible de choix de la Nouvelle Vague mais dont la carrière avait commencé nettement plus tôt dans l'entre-deux-guerres.
    Le cinéma de Clément me paraît plus grinçant à l'occasion, mais peut-être aussi moins cohérent (et dénué de la fantaisie volontiers "opératique" que je trouve chez Clair). Reste à savoir s'il s'agit moins d'une différence de caractère que de génération.

    RépondreSupprimer
  2. Merci pour votre commentaire.
    Vous avez raison d’évoquer René Clair et sa fantaisie. Alors que Clément (effectivement plus grinçant) a pratiqué un cinéma que l’on peut qualifier d’éclectique et d’international, Clair (bien plus cohérent, c’est vrai) aura été le plus français des cinéastes français, cultivant une certaine bonne humeur teintée de fantaisie mais aussi d’une légère mélancolie. Il me semble que son héritier le plus direct fut peut-être bien… François Truffaut lui-même, celui de « Baisers volés » ou de « Domicile conjugal ». Ne parlait-on pas d’ailleurs, à propos de certains de ses films, du « gentil Truffaut » ? Et n’est-ce pas son côté bien français qui plaisait tant aux Etats-Unis ?
    Truffaut et ses amis des « Cahiers » (mais j’avance prudemment : il faudrait recenser tous les textes le concernant) n’ont pas été très agressifs avec René Clair me semble-t-il (moins encore qu’avec Clément) -- au moins jusqu’à ses derniers films et les honneurs académiques dont il bénéficia. A sa décharge aussi le fait qu’il n'ait jamais sacrifié à la noirceur du réalisme psychologique que Truffaut détestait tant et aussi qu'il ait toujours été l’auteur complet de ses films, échappant ainsi à ces scénaristes injustement honnis (les Jean Aurenche, Pierre Bost ou Jacques Sigurd parmi d'autres) et se rapprochant du même coup des cinéastes que lui, Truffaut, appréciait (Guitry ou Renoir par exemple).
    Je ne pense pas enfin que la différence entre Clément et Clair (de quinze ans son aîné) tiennent à leur différence de génération ou à la fracture qu’à représenter la guerre. Chacun avait sa personnalité propre (de même qu’un Duvivier, pourtant de la même génération et avec la même « coupure » américaine pendant la guerre, n’a rien à voir avec un René Clair) et ceci me semble devoir expliquer cela.

    RépondreSupprimer