8 mars 2012

Tendu, brutal et inattendu.

Réédition de Pickup on South Street (Le Port de la drogue), de Samuel Fuller (1953).

            On peut assurément considérer aujourd’hui Samuel Fuller comme un des grands cinéastes américains des années d’après-guerre mais aussi comme un des plus mal connus du grand public. Il faut dire que l’essentiel de sa carrière s’est déroulé sur à peine une quinzaine d’années, de 1949 (I Shot Jesse Jame/J’ai tué Jesse James) à 1964 (The Naked Kiss/Police Spéciale), avec souvent des films aux budgets modestes et rarement interprétés par des vedettes de premier plan. Fuller lui-même n’a jamais rien fait pour arranger les choses : éternelle rebelle, grande gueule, inclassable, à la fois anarchiste de droite et libertaire, assez semblable à un Wellman mais carrément en marge du système, il aura été le roi de la démesure et de l’originalité, brisant avec jubilation toutes les règles hollywoodiennes. Il en a aussi payé le prix : des films souvent à part, pas toujours bien distribués, et une carrière qui tourne rapidement court  --  après 1964 et jusqu’à sa mort en 1997, il ne réalise que six films (six en trente-trois ans !) dont deux seulement méritent d’être sauvés (The Big Red One/Au-delà de la gloire, en 1980, et White Dog/Dressé pour tuer, en 1982).


            La réédition aujourd’hui à l’Action Christine de Pickup on South Street (Le Port de la drogue, 1953), après celle de Park Row (Violence à Park Row, 1952) l’année dernière, permet donc de découvrir à nouveau un film d’un cinéaste sous-estimé quand il n’est pas carrément méprisé. Réédition d’autant plus intéressante qu’il s’inscrit dans le courant des productions anti-communistes de l’ère maccarthyste et qu’il n’est pas si courant d’en voir  --  la plupart, il est vrai, sont d’une affligeante médiocrité [1].

            Evacuons pour commencer la question de l’idéologie  --  question d’importance, certes, mais qui n’occupe pas une place centrale dans le film. Anti-communiste, Fuller l’était, comme bon nombre d’Américains d’hier et d’aujourd’hui, mais à coup sûr sans hystérie. Le contexte de la guerre froide avec ses effets immédiats (guerre de Corée, maccarthysme, affaire Rosenberg) a par ailleurs nourri une paranoïa qui voulait que toute personne ayant un tant soit peu des idées de gauche (ou liberal au sens américain du terme) devienne un espion vendu aux Soviétiques. Entièrement responsable de son film dont il a écrit, comme toujours, le scénario, Fuller donne des gages à l’air du temps sous la forme de quelques phrases de dialogue que résume laconiquement le personnage de Moe (Thelma Ritter) : « Je ne les aime pas » (sous-entendu : les communistes).

            L’intrigue du film, d’une grande simplicité, pourrait d’ailleurs relever du genre policier le plus banal : un pickpocket, Skip, (Richard Widmark [2]) dérobe par hasard dans le métro un microfilm à des agents communistes ; espions et forces de l’ordre cherchent à le  récupérer. Rien que de banal, on le voit, et les distributeurs français (prudents) ne s’y trompèrent pas, qui transformèrent, au prix de grosses invraisemblances (un microfilm ne ressemble guère à un sachet de drogue), en une banale affaire de trafic de stupéfiant  --  d’où le titre français. Aucun rapport en somme avec le nauséabond prêchi-prêcha bien pensant de My Son John (Leo MacCarey, 1951) et le chapelet de clichés aussi grotesques qu’éculés (tout intellectuel est un communiste, et donc un traitre ; un communiste n’hésite pas à trahir ses amis et d’ailleurs il ne connaît pas les sentiments humains ; et ainsi de suite) véhiculés par ce genre de productions (dont aussi I Married a Communist) aussi primaires que médiocres.

            Jamais là où on l’attend et toujours prêt à faire exploser les codes et les conventions, Fuller ne caricature pas particulièrement les quelques agents communistes que l’on voit (au surplus fugitivement)  --  à l’exception de Joey (Richard Kiley) qui pourrait tout aussi bien être un tueur mafieux ou  un policier capable de tuer sans état d’âme comme celui que joue Robert Stack dans House of Bamboo/La Maison de bambou, du même Fuller (1955). Les policiers qu’il met en scène ici ne valent d’ailleurs guère mieux, antipathiques et peu scrupuleux, l’un d’eux (Murvyn Vye) voyant surtout dans toute l’affaire l’occasion de régler ses comptes avec Skip, le pickpocket. Celui-ci n’est pas mieux traité et ce n’est pas par patriotisme mais par esprit de vengeance qu’il s’attaquera finalement aux agents communistes (« Vous chatouillez mon patriotisme ? », demande-t-il, rigolard, aux policiers). Il n’aurait pas hésité, dans d’autres circonstances, à leur vendre le microfilm.

            Il serait faux cependant de dire que Fuller propose une image essentiellement négative de l’humanité. Dans cet univers tout de noirceur et de violence, c’est par les femmes que passent rachat et espoir. Moe d’abord, curieux personnage de vendeuse de cravates qui joue les indics et qu’interprète la magistrale Thelma Ritter : elle obéit à un code moral très personnel (comme Fuller finalement) mais que chacun, flic ou mauvais garçon, respecte et qui débouche sur une étonnante conclusion : « Je dois vivre afin de bien mourir ». Vœu exaucé à double titre  --  par l’agent communiste d’abord qui l’abat au terme d’une longue séquence écrite et filmée somptueusement, par Skip ensuite qui lui offre l’enterrement qu’elle souhaitait. L’autre personnage féminin, Candy (Jean Peters), est plus exemplaire de l’héroïne fullérienne, femme forte, prête à tout pour aller jusqu’au bout de son désir, fût-ce au prix de la violence voire de la mort, et rejoint ou annonce ces caractères puissants que furent ou seront, entre autres, Mary Welch (Park Row), Barbara Stanwyck (Forty Guns/Quarante tueurs, 1957) ou Constance Towers (The Naked Kiss).

            Mais c’est évidemment par une mise en scène qui balaie tout que Fuller impose son génie définitivement. Là encore, il se plaît à dynamiter règles et conventions, à prendre tous les risques et à laisser le champ libre à son lyrisme et à sa démesure. Il n’aime rien tant que les longs plans-séquences où il accumule mouvements d’appareil et recadrages qui lui permettent d’investir un lieu et d’en explorer toutes les possibilités ; ou au contraire de découper une scène dans un sens dynamique en multipliant les angles de prises de vues et en variant les cadrages comme il le fait pour la séquence de la bagarre dans le métro vers la fin du film.

            Fuller n’a peur de rien et ne recule devant rien, n’hésite pas à cadrer ses personnages dans des très gros plans à la limite du flou ou à redoubler une explosion de violence par l’explosion de sa propre mise en scène, sans être redondant pour autant  --  ainsi du tabassage de Candy, traité en un seul long plan-séquence, d’une violence ahurissante tant dans ce que l’on voit que dans la façon dont il est filmé. Fuller avait l’habitude de lancer ses prises avec un coup de révolver en lieu et place du traditionnel : « Action ! » Voilà qui résume admirablement son cinéma  --  tendu, brutal et inattendu.

[1] Sur cette période, ce type de film et notamment I Married a Communist, de Robert Stevenson (1949), voir le billet d'Abdul Alhazred, "Vous reprendrez bien un coup de rouge". Faut-il voir dans le nom Alhazred un message subliminal?
[2] Acteur qui fut lui-même toute sa vie un libéral, pro-Démocrate et chaud partisan du contrôle des armes à feu.

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