16 février 2012

Avec mesure et retenue.

Notes sur William Wellman et le western.
            La réédition de La Ville abandonnée (Yellow Sky, 1948), la diffusion l’été dernier au « Cinéma de minuit » de FR3 de Track of the cat, la projection très récente à la Cinémathèque de L’Etrange incident (The Ox-Bow Incident)  --  autant d’occasion pour redécouvrir les westerns de William Wellman dont j’ai déjà dit ici-même combien il me paraissait être un cinéaste injustement sous-estimé aujourd’hui.
            Venu relativement tard au western, en 1936 avec Robin Hood of El Dorado (Robin des Bois de l’Eldorado, 1936), Wellman (né en 1896) en réalisa six sur sept en à peine plus d’une dizaine d’années, entre 1943 (L’Etrange incident) et 1954 (Track of the cat), sachant que sa carrière se termine en 1958 avec Lafayette Escadrille. Les sept films qui nous intéressent ici ne sont pas, très loin de là, de qualité égale. Je n’ai pas vu le premier (Robin des Bois de l’Eldorado) qui semble de peu d’intérêt si l’on en croit Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon : « nanar navrant, (…) l’une des œuvres les plus indigentes de toute sa carrière » [1]. Quant à Buffalo Bill (1944), Wellman n’en a accepté la réalisation que pour remercier la Fox (et surtout Zanuck) de lui avoir permis de mener à bien The Ox-Bow Incident l’année précédente.
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Evocation pseudo-historique de la vie de William Cody, dit Buffalo Bill, qu’interprète Joel McCrea, le film pâtit d’un scénario mal construit, qui part dans tous les sens et se refuse à prendre parti : si Cody apparaît ici et là comme un défenseur des Indiens qu’il considère, dit-il, comme ses amis, c’est surtout en parole qu’il les défend contre l’arrogance des Blancs qui ne voient dans l’esprit pionnier qu’un moyen pour s’enrichir, quand tous ses actes concourent au contraire à leur destruction. Ainsi participe-t-il activement aux gigantesques chasses aux bisons qui finissent par affamer les Indiens puis aux expéditions punitives chargées de mater les révoltes qui s’ensuivent. C’est tout juste s’il manifeste une molle inquiétude face à une situation dont il sait mieux que quiconque qu’elle aboutira à l’extermination de ses « amis ». Tout à la fois récompensé et humilié par les politiciens et les capitaines d’industrie de l’Est, et plutôt que de retourner vivre dans l’Ouest, là où se situe sa destinée naturelle, il préfère monter son célèbre Wild West Show et propager une image fallacieuse de la frontière et de ses mythes. On peut légitimement penser qu’en 1944 le western pro-indien n’était pas encore ce qu’il fut dix ans plus tard, mais on comprend mal cette absence d’intérêt que manifeste Wellman pour un récit qui se révèle à l’arrivée très traditionnel, voire mystificateur dans l’image ultra-conventionnelle qu’il donne de la conquête de l’Ouest [2]. Ne demeurent à l’arrivée que quelques très rares moments de mise en scène où le cinéaste paraît vouloir se ressaisir (le lent travelling latéral qui suit le combat dans la rivière en dissimulant l’essentiel au spectateur) ; mais pour le reste, le film vaut surtout pour le travail admirable (mais totalement décalé parce que étranger à l’univers du cinéaste) de Leon Shamroy, très grand chef-opérateur dont les somptueuses images en un technicolor velouté portent la marque indiscutable.
            Au-delà du Missouri (Across the Wide Missouri, 1951) n’est pas non plus une réussite majeure de son auteur  --  même s’il se situe bien au-dessus de Buffalo Bill. Il faut dire à la décharge du cinéaste que le film a été amputé et remonté et qu’un pompeux commentaire off a été rajouté, alourdissant le récit en prétendant le rattacher à l’esprit de la conquête à travers la chronique des pionniers, « ces géants qui forgèrent l’Amérique en explorant l’Ouest inconnu » (sic). Le contraste entre ce commentaire et le contenu réel du film est pour le moins saisissant : bien loin de toute exaltation grandiloquente, on a affaire ici à une sorte de ballade rabelaisienne que Wellman consacre à des trappeurs hauts en couleurs davantage intéressés par la chasse, la boisson et la bagarre que par la moindre préoccupation historique. Il développe son histoire sur un rythme assez lent que scandent les saisons, mais le rapport à la nature, source de crainte et de danger mais aussi d’une liberté que rien ni personne ne peuvent entraver, relève d’un quotidien très ordinaire plutôt que d’un lyrisme débridé. On est là plus près d’une reconstitution documentaire que d’un film de fiction et le scénario, très linéaire,  suit les heurs et les malheurs de la vie quotidienne de quelques  aventuriers en refusant, comme souvent chez Wellman, mais de façon particulièrement marquée ici, toute forme de dramatisation excessive. Les conflits qui les opposent aux Indiens (considérés comme des êtres humains à part entière, il faut le souligner), moments souvent spectaculaires ailleurs, apparaissent ici comme des querelles de voisinage et de territoire (au sens animal du terme) et non comme l’affirmation d’une quelconque volonté impérialiste. Ce n’est pas là refus d’aborder la question dans sa dimension politique ; il faut simplement y voir la volonté du cinéaste de toujours centrer son propos sur l’étude quasiment scientifique d’un petit groupe d’individus dans une situation particulière.
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            Wellman, à l’évidence, n’est pas l’homme des grands espaces. Il aime au contraire à enfermer ses personnages dans un lieu clos  --  fut-il situé en extérieur : la clairière où se déroule l’essentiel de The Ox-Bow Incident, la ville fantôme de Yellow Sky,  la caravane de Westward the Women (Convoi de femmes, 1951), le morceau de territoire prisonnier de la nuit et de la neige dans Track of the cat. Il y place des hommes (qui peuvent être des femmes, on le verra) en danger  --  danger moral, physique, voire métaphysique.
            The Ox-Bow Incident décrit avec minutie le lynchage, dans le Nevada de 1885, de trois hommes accusés à tort d’avoir tué un éleveur et de lui avoir volé du bétail. On y retrouve la même démarche documentaire, pour ainsi dire didactique, que dans Across the Wide Missouri. Le personnage de Davies (Harry Davenport), le seul qui s’oppose d’entrée de jeu et fermement à la justice expéditive de ses concitoyens, ne cesse d’avancer des arguments juridiques ; il situe certes sa position en termes humanistes mais plus encore sur un plan pour ainsi dire technique, dans un rapport à la loi qui seule peut garantir la liberté et la démocratie. Plus hésitant d’abord (parce que outsider mal vu par la communauté), le personnage qu’interprète Henry Fonda se rallie à cette position et c’est à lui qu’il incombe de tirer la « morale » de l’histoire en lisant la lettre qu’une des trois victimes du lynchage a écrite à sa famille avant de mourir. Ce retour à la loi, Wellman le filme comme d’habitude sans pathos : sa mise en scène, très structurée dans la composition des plans, refuse tout effet facile et c’est presque banalement qu’il cadre alors Fonda en lui faisant tourner en partie le dos à la caméra, les yeux dissimulés par le chapeau de son acolyte, gommant davantage encore l’émotion pour mieux mettre en avant la force du texte lu par le personnage  --  « Au-dessus des codes, des juges et des shérifs, la loi de la justice résume ce que l’on sait du bien et du mal, c’est la conscience même de l’humanité ». Menant avec sobriété le film à son acmé, Wellman rend leur innocence aux prétendus coupables et transforment les justiciers en assassins. Ainsi rompt-il avec les stéréotypes d’un Ouest triomphant et héroïque où il ne se sent pas à son aise, adoptant le point de vue accusateur d’un cinéma qui place l’homme dans son rapport avec la société et en dénonce les imperfections qui peuvent aller jusqu’au crime. La présence d’Henry Fonda en vedette, mais une vedette paradoxalement toujours placée en retrait, confirme cette volonté de rendre toute sa force à cette légalité démocratique, cette recherche obstinée d’une vérité objective que l’acteur a incarnée tout au long de sa carrière, tout en refusant une émotion préfabriquée et trop souvent fallacieuse. C’est le même Fonda qui, bien des années plus tard, sera le juré exemplaire qui s’opposera aux facilités des trompeuses apparences qui peuvent condamner un innocent au nom de certains préjugés (Douze Hommes en colère/Twelve Angry Men, Sidney Lumet, 1957).
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            Sec comme un coup de trique et pour ainsi dire sans une seule note de musique (de même que pour Yellow Sky et Westward the Women), The Ox-Bow Incident constitue ce que l’on pourrait appeler l’«art poétique» du western selon Wellman. Il y met en place des règles éthiques et esthétiques qu’il fera siennes dans ses films les plus personnels et les plus aboutis : refus du spectaculaire, lenteur de l’action, vision du monde cruelle, approche plus morale qu’héroïque des comportements humains, préférence pour le noir et blanc (même et surtout dans le cas de Track of the cat, film en technicolor où il «éteint» toutes les couleurs pour ne conserver que le rouge d’une veste et le jaune d’un chemisier), cadre précisément défini où il place soigneusement tous les éléments de sa mise en scène pour ensuite les mettre en tension avec mesure et retenue.
            Je ne reviendrai pas en détail sur Yellow Sky dont j’ai déjà parlé ici. Mais Westward the Woman me paraît particulièrement révélateur de sa façon de faire. Réalisé après Across the Wide Missouri, il en prend l’exact contre-pied. Là où un Ford aurait exalté l’esprit de conquête, Wellman préfère s’en tenir aux faits bruts qu’il aborde avec une objectivité quasiment documentaire. Ce n’est pas lui qui ferait dire à un de ses personnages (comme Ford dans L’Homme qui tua Liberty Valance/The Man who Shot Liberty Valance, 1962) : «Quand la légende devient un fait, imprimez la légende.»
Le scénario raconte l’histoire d’un groupe de femmes, plus ou moins considérées par la société (et éventuellement par elles-mêmes) comme des parias, qu’un rancher californien veut ramener de l’Est pour en faire les épouses de ses employés. Ces femmes «sans hommes», mais qui suscitent convoitise et concupiscence, n’ont au départ rien à voir avec ces compagnes de pionniers que chantera la légende de l’Ouest. Il y a d’ailleurs une forme de cynisme (certes teinté d’humour, mais quand même) dans la description de ces femmes qui choisissent leurs futurs maris à l’aide de photographies épinglées sur un tableau.
 La légende n’intéresse pas Wellman  --  d’où peut-être son manque d’intérêt pour le personnage de Buffalo Bill. Il ne l’ignore pas, mais il l’évacue dès les premières scènes de son film : sans doute Whitman, le rancher (John McIntire), décrit-il un rêve biblique devenu réalité, une terre en forme de nouvel Eden avec le blé, le bétail et les hommes et où ne manquent plus que de «good women», des femmes braves et solides ; mais c’est un autre univers que Buck Wyatt, le guide chargé du convoi (Robert Taylor) présente aux femmes dont, dit-il, il va faire des hommes [3]. L’apprentissage qu’il leur impose prend là encore, sur le plan cinématographique, une dimension documentaire : c’est un professionnel sans état d’âme que Wellman nous donne à voir, qui transmet toute sa science à des sortes d’apprenties dont il veut faire des alter ego. Savoir mener un attelage ou tirer droit au but compte bien davantage à ses yeux (et à ceux du cinéaste peut-on penser) que de perdre son temps avec des prières (au départ du convoi) ou de belles envolées lyriques. « Mène-les jusque dans ma vallée », dit Whitman à Wyatt car il sait bien que lui, le rancher vieillissant, ne survivra pas à une épreuve où l’âge devient vite un handicap. Il n’y a nulle pitié dans cette quête (Wyatt n’hésite pas à abattre un cow-boy qui a enfreint les règles et provoqué un désordre grave) et, une fois de plus, Wellman se refuse à enjoliver une réalité qui fut sûrement plus rugueuse que la légende ne l’a prétendu.
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C’est encore à un récit d’apprentissage et même, pourrait-on dire, à un récit d’initiation que nous invite Wellman dans Track of the Cat où il met en scène trois frères très dissemblables aux prises avec une sorte de fauve sanguinaire qui hante la région et décime les troupeaux. Bien qu’il situe une partie de son récit dans les décors naturels de montagnes enneigées, Wellman choisit une fois de plus d’emprisonner ses protagonistes (dont il limite drastiquement le nombre: huit en tout et pour tout) dans un espace géographique scrupuleusement défini et plongé dans une atmosphère étouffante et passablement délétère. Animal mythique que l’on ne voit jamais, le fauve incarne toutes les incertitudes, toutes les fêlures, toutes les peurs que connaît l’espèce humaine. Pour le vieil Indien Joe Sam (Carl Switzer), sorte de prophète sans âge, elle est le symbole d’un monde diabolique qui a permis l’expulsion des Indiens par les Blancs ; mais elle est aussi et surtout l’image maléfique de la nuit, de l’hiver, de la solitude et de la mort et sa poursuite, comme celle de la baleine blanche ailleurs, n’a d’autre raison que de faire se confronter à leurs démons intérieurs des personnages à la psychologie incertaine.
Wellman centre son récit sur le frère cadet, Curt (Robert Mitchum), sorte de despote sadique et lâche, avatar des lyncheurs de The Ox-Bow incident et qui appartient à une sorte d’humanité effondrée que le cinéaste condamne impitoyablement. L’épreuve, comme toujours chez Wellman, va servir de révélateur : c’est en traquant le fauve que Curt va trahir sa lâcheté fondamentale de même que les femmes du convoi vers l’Ouest, en triomphant (non sans pertes ni sacrifices) des obstacles qu’elles rencontrent, ou les sept justes, en s’opposant (mais en vain) aux lyncheurs, trouveront les ressources intérieures nécessaires pour affronter une situation qui les place face à un danger extrême ; et c’est en traquant le fauve à son tour et en parvenant, lui, à l’abattre, que le plus jeune des frères (Tab Hunter), seul survivant d’une fratrie décimée, va s’affirmer et entrer en quelque sorte dans l’âge adulte et dans un monde apaisé.

[1] 50 ans de cinéma américain, Nathan, 1991, p.967.
[2] Certains commentateurs ont vu curieusement dans ce film une démystification: Gérard Langlois dans son étude publiée jadis dans l'Anthologie du cinéma (L'Avant-scène, 1979) ou Jean-Louis Rieupeyrout qui, dans un livre par ailleurs fondateur, a sans doute rêvé (p.288) avoir vu Cody fouler aux pieds la médaille qui lui a été remise par le Président des Etats-Unis (La Grande Aventure du western, Editions du Cerf, 1964). Quand, en revanche, le vieux Chips arrache le drapeau américain en apprenant sa mise en retraite, Cody, profondément choqué, le reprend sévèrement.
[3] De Jane Darwell (dans The Ox-Bow Incident) à Anne Baxter (dans Yellow Sky) en passant par les femmes du convoi de Westward the Women, Wellman se plaît à "masculiniser" ses personnages féminins. Il échoue en revanche dans son portrait d'une femme aussi féminine que Maureen O'Hara dans Buffalo Bill, laissant à Leon Shamroy le soin de lui rendre une féminité dont il semble ne savoir que faire. C'est dans le même sens qu'il faut comprendre la fin de Yellow Sky où Gregory Peck offre un chapeau à une Anne Baxter embarassée.

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