19 février 2012

Voie sans issue.

Reprise de Five Easy Pieces, de Bob Rafelson (1970).
            Le «vieux» cinéma hollywoodien n’étant plus et le nouvel Hollywood n’étant pas encore, il y eut un court moment entre le milieu des années 60 et le début des années 70 où un groupe de jeunes cinéastes estima possible d’ouvrir une nouvelle voie pour un cinéma américain fait de rupture et de contestation. Bob Rafelson (né en 1935), dont on peut revoir aujourd’hui Five Easy Pieces, en faisait partie.
            C’est sans doute Monte Hellman qui initia le mouvement en 1966 avec deux westerns au rythme lent et hiératique, d’une approche résolument intellectuelle et à l’opposé des canons traditionnels du genre (The Shooting/La Mort tragique de Leland Drum et Ride in the Whirlwind/L’Ouragan de la vengeance). Mais peut-être faudrait-il remonter aux premiers films d’Arthur Penn, et notamment à The Left-Handed Gun (Le gaucher, 1958), pour en découvrir les racines. Jack Nicholson, alors inconnu, participa activement à l’opération en tant qu’acteur mais aussi producteur et même scénariste.
C’est au sein d’une petite unité de production baptisée BBS [1] lancée par Burt Schneider, fils d’Abraham Schneider qui fut longtemps un des dirigeants de la Columbia, que le mouvement se développa, Nicholson se trouvant impliqué dans bon nombre d'entreprises jusqu’à la production et la réalisation de son premier film, Drive, He Said (Vas-y, fonce, 1971). Retrouvant Dennis Hopper et Peter Fonda, croisés quelques années auparavant dans l’écurie de Roger Corman [2], il se lança dans l’aventure d’Easy Rider, toujours sous la bannière BBS, et l’extraordinaire succès du film permit de mettre en chantier d’autres projets, notamment Five Easy Pieces puis, du même Bob Rafelson, The King of Marvin Gardens (1971). On pourrait aussi rapprocher de cette mouvance Jerry Schatzberg qui réalisa son premier film en 1970 (Portrait d’une enfant déchue/Puzzle of a Downfall Child) dans un esprit assez voisin et dont la coscénariste, Carole Eastman (usant parfois du pseudonyme d’Adrien Joyce) participa aussi à l’écriture de The Shooting et de Five Easy Pieces.
C’est peu dire que revoir les films de cette période et de ce courant constitue une expérience particulièrement douloureuse. Easy Rider, qui fut le film emblématique de toute une génération, est à peu près intégralement catastrophique et la réédition, à l’automne dernier, de Portrait d’une enfant déchue a montré que dès son coup d’essai Schatzberg n’était en aucune façon le grand cinéaste que certains voulurent voir, et veulent encore voir aujourd’hui en dépit d’une carrière plus que décevante. Five Easy Pieces, certes moins désastreux, confirme cependant la médiocrité d’un mouvement qui eut son heure de gloire mais dont il faut bien reconnaître qu’il apparaît maintenant terriblement daté et sans autre intérêt qu’historique. Il est vrai que les incertitudes d’une époque coincée entre guerre du Vietnam et contestation étudiante, drogues plus ou moins dures et flower power, justifiaient sans doute cette approche désenchantée d’une Amérique en crise  --  mais tout de même…
Fils de bonne famille et brillant musicien, Robert Eroica Dupea (Jack Nicholson), taraudé par on ne sait quel mal de vivre, a renoncé à faire carrière et végète d’un emploi à un autre (à l’ouverture du film il travaille comme ouvrier sur un champ de pétrole), côtoyant un monde de petites gens qu’il méprise. Qui ne méprise-t-il pas, d’ailleurs, ce personnage égocentrique et suffisant qui cultive principalement l’auto-apitoiement ? Tout comme les bikers de Easy Rider, mais en infiniment moins sympathique, il s’inscrit dans la tradition de ces héros en rupture sur lesquelles se fonde une large part des mythologies westerniennes  --  l’homme qui fuit la civilisation et part courir les grands bois, le pionnier de la frontière, le drifter toujours en quête de nouveaux espaces et dont l’ultime avatar considérablement dégradé sera le beatnik, ce vagabond céleste cher à Jack Kerouac «rôdant en blue-jeans et bottes à hauts talons, à la recherche du dernier Ouest». [3]
Mais ce qui était autrefois une quête héroïque se nourrissant d’un rêve (le rêve de l’émigrant se fondant dans celui du pionnier), une fugue riche d’espoirs, n’apparaît plus ici que comme la déambulation somnambulique d’un ectoplasme sans avenir, et cette errance en forme de road movie ponctué d’incidents «pittoresques» (le couple de lesbiennes, la scène dans le restauroute) mène Robert  dans sa famille où il compte rester quelques jours auprès de son père mourant. Il y retrouve son frère et sa sœur, l’un et l’autre musiciens comme leur père et sérieusement névrosés, et la petite amie de son frère qu’il séduit avant d’abandonner en chemin sa propre compagne, une serveuse de restaurant, et de fuir de nouveau, cette fois vers le grand Nord.
C’est que pour lui il n’y a rien à attendre d’un univers peuplé de prolétaires qui se consument dans des soirées arrosées à la bière, de femmes faciles qui brisent l’ennui de leur quotidien par de sordides aventures sexuelles sans lendemain, de musiciens déséquilibrés et d’intellectuels prétentieux qui pontifient d’insupportable façon, d’une ravissante idiote enfin, certes agaçante mais que sa sincérité rend malgré tout attachante. Cet handicapé du cœur se révèle incapable de saisir les richesses du monde qui l’entoure  --  êtres ou choses, c’est tout un.
Mais là où le bât blesse singulièrement, c’est quand le regard que le cinéaste porte sur ses personnages tend à se confondre avec celui de son bien triste antihéros : ainsi ne manifeste-t-il guère d’empathie ou de chaleur pour les êtres à la dérive qu’il met en scène, tous caricaturaux et réduits à leur seul apparence, et plus déplaisante encore apparaît l’image teintée d’une pénible misogynie qu’il donne des femmes que Robert croise tout au long du film.
On peut se demander si cet univers voué à un vide existentiel vertigineux ne préfigurait pas l’échec d’une génération dont la révolte a rapidement tourné court et d’un cinéma qui s’est engagé dans une voie sans issue. Que dire en effet de Dennis Hopper, qui n’est jamais parvenu à réussir un seul bon film (mais s’est révélé un photographe intéressant), de Monte Hellman, qui a fini par renoncer à toute ambition, ou encore de Bob Rafelson qui n’a guère su s’adapter à l’évolution d’un cinéma qui ne devait plus guère l’intéresser ; et si The Postman Always Rings Twice/Le Facteur sonne toujours deux fois (1981) et The Black Widow/ La Veuve noire (1987) peuvent encore faire illusion, la suite n’a plus le moindre intérêt. Le seul à être superbement retombé sur ses pieds fut celui qui aura peut-être été l’animateur le plus actif de ce cinéma aujourd’hui singulièrement dépassé  --  Jack Nicholson.

[1] Pour Bert Schneider, Bob Rafelson et Steve Blauner.
[2] Figure légendaire du cinéma américain, Corman fut à la fois un réalisateur prolifique, spécialiste des films à très petits budgets tournés parfois en deux ou trois jours, un producteur très actif et un découvreur de talents. Nombre de cinéastes lui doivent leur carrière, de Coppola à Scorsese en passant par Dante, Demme, Bogdanovitch et quelques autres. Mais une simple note de bas de page ne saurait suffire pour évoquer cette personnalité majeure du cinéma américain.
[3] Leslie Fiedler, Le Retour du Peau-Rouge, Seuil ,1971, p.25.

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