22 février 2012

Le cinéaste et l'ami des ouvriers.

Octobre, de Sergei Mikhailovich Eisenstein (1928).

            Il faut une fois encore saluer l’excellent travail d’Arte qui a diffusé la semaine dernière Octobre, de S.M. [1] Eisenstein dans une splendide copie restaurée par le Film Museum de Munich. Le film était à l’origine une commande pour les célébrations du dixième anniversaire de la révolution soviétique, mais en dépit de ses efforts et du fait qu’il dut le remanier pour en supprimer un certain nombre de protagonistes tombés en disgrâce (dont Trotski), Eisenstein ne put respecter le calendrier et Octobre ne fut projeté pour la premier fois à Moscou que le 14 mars 1928. Mal reçu dans l’ensemble, et notamment par le public ouvrier dérouté par le caractère jugé trop intellectuel de l’œuvre, Octobre fut finalement taxé de « formalisme » et mis sous le boisseau, sinon censuré.


Ce n’est qu’en 1960 qu’un début de restauration fut entrepris dans le cadre du Gosfilmfond (les Archives du film russe) de Moscou où le film fut partiellement reconstitué et remonté selon les vœux du cinéaste. Le Film Museum de Munich en ayant acquis une copie dans les années 70, une nouvelle version plus complète a pu être produite  --  où Trotski réapparaît. La très remarquable partition musicale composée par Edmund Meisel pour la première à Berlin le 2  avril 1928 a été adaptée et réarrangée à partir d’une version pour piano conservée aux Archives Nationales Russes pour l’art et la littérature. L’ensemble a fait l’objet le 10 février dernier, dans le cadre de la Berlinale, d’un ciné-concert qui peut être visionné sur le site d’Arte.

Le film, qui s’inspire assez lointainement du livre du journaliste et militant communiste américain John Reed Les Dix jours qui ébranlèrent le monde, se concentre en fait sur la période qui va du retour de Lénine à Petrograd (anciennement Saint-Pétersbourg) en avril 1917 à la chute du Palais d’Hiver qui marque la prise du pouvoir par les bolchéviques en octobre de la même année, en passant par les journées de juillet où soldats et ouvriers exigeant le pouvoir pour les soviets sont réprimés par le Gouvernement provisoire dirigé par Kerenski. Eisenstein donne des événements une version qui se veut documentaire  --  une œuvre de propagande avant tout qui héroïse à outrance l’action des bolchéviques. Tout ce qui n’est pas dans la mouvance des léninistes est ridiculisé et diminué : trognes breughéliennes de bourgeois qui se réjouissent face à la répression des journées de juillet ; angélisme déliquescent et pleurnichard des menchéviks ; élèves-officiers qui tentent de dérober l’argenterie de la famille impériale ; portrait-charge de Kerenski et de son gouvernement. Les bolcheviques, eux, sont parés de toutes les vertus : calmes et dignes dans l’adversité, défendant fièrement le drapeau révolutionnaire au risque d’un lynchage en règle, d’une pureté idéologique à toute épreuve et d’une honnêteté exemplaire. Ainsi, dans une étonnante séquence, ne vole-t-on pas les bouteilles de la cave abondamment fournie du Tsar (ceux qui s’y essaient sont promptement rappelés à l’ordre) : on les détruit à coups de crosses de fusils.

Cependant si Octobre est bel et bien un film de propagande, il est aussi, et fort heureusement, beaucoup plus que cela. Lorsqu’il se lance dans cette entreprise commémorative, Eisenstein n’a pas encore trente ans (né en 1898, il mourra en 1948) mais a déjà trois films derrière lui, dont Le Cuirassé Potemkine (1925) qui a solidement établi sa réputation, y compris au-delà des frontière de la nouvelle Russie soviétique. Mais il se veut aussi un théoricien qui a réfléchi très tôt, avant même Potemkine, à l’usage et l’évolution du langage cinématographique, et notamment au montage. C’est en 1923 dans la revue d’avant-garde Lef, dirigée par Maïakovski, qu’il a présenté ce qu’il appelle le « montage d’attractions » (qui évoluera plus tard en « montage intellectuel », l’idée restant la même), c'est-à-dire agir sur le spectateur à l’aide d’« images-concepts » placées entre deux plans et destinées à en renforcer le sens. Ainsi, de manière à mieux dénoncer la vanité et l’autoritarisme qu’il attribue à Kerenski, intercale-t-il entre les plans le montrant dans son bureau du Palais d’Hiver les images d’un paon en or faisant la roue (la vanité) et d’un buste de Napoléon les bras croisé (l’autoritarisme). Ailleurs, il introduit des « séquences-hiéroglyphes », suite de plans fixes illustrant des concepts : des images de dieux de différentes religions prétendent de cette façon illustrer la notion de « religion ». Il s’agit par là de trouver un équivalent cinématographique à des métaphores purement littéraires et d’en souligner la signification. Sans doute l’absence de son pouvait-elle justifier une telle démarche dont nombre de cinéastes de l’époque muette usèrent et abusèrent  --  et jusqu’au parlant quand, dans Fury (Furie, 1936), Fritz Lang juxtaposera à la suite d’un plan de commères cancanant une image de poules caquetant dans une basse-cour, admettant après coup avoir eu tort : « Tout le monde sait à quoi ressemblent des femmes qui jacassent » [2].

Inutile de dire que de semblables procédés alourdissent considérablement le film, d’autant qu’Eisenstein en pousse ici l’utilisation à son paroxysme. Reste cependant que le rythme très soutenu qu’il imprime à sa narration emporte ce qui apparaît aujourd’hui comme de regrettables scories. Au-delà de ces afféteries conceptuelles, sa réflexion théorique l’a mené à une approche et à une compréhension plus large du montage qu’il met en pratique ici de façon particulièrement brillante. C’est le montage qui donne au film sa dynamique et son rythme  --  un rythme quasiment musical et auquel la composition d'Edmund Meisel s’accorde particulièrement bien. Outre les plans dont il choisit la succession de façon très étudiée, faisant alterner gros plans et plans d’ensemble, plongées et contre-plongées, Eisenstein parvient à communiquer à son montage une dimension pour ainsi dire temporelle : ainsi la répétition ultra-rapide de deux plans (le mitrailleur en train de tirer et la bouche de sa mitrailleuse) rend-elle à merveille le sentiment physique de la rapidité et de la violence de la fusillade ; de même, en sens inverse, dans l’extraordinaire séquence du pont-levant où l’on voit sous des angles variés et avec des plans de différentes valeurs (moyen, demi-ensemble, rapproché) la longue chevelure d’une jeune fille morte glisser du sol pour lentement retomber sur sa tête inerte : la répétition du mouvement de la chevelure qui se double de la lente montée des tabliers du pont parvient à dilater le temps et à créer un très étonnant effet de suspense  --  que renforce encore la présence de la carcasse, suspendue au bord du pont, d’un cheval blanc attelé à une voiture et dont le spectateur attend la chute, mettant un point final à une séquence particulièrement extraordinaire.

Cette puissance cinématographique peu commune, Eisenstein la redouble par la composition de ses plans, ses choix d’angles de prises de vues et les effets d’éclairage qu’il obtient d’Edouard Tissé, qui fut son chef-opérateur sur tous ses films, de La Grève (1924) à Ivan le Terrible (1943-47) et dont l’apport a sans doute été déterminant pour le cinéaste. Dès l’ouverture du film, avec le déboulonnage de la statue d’Alexandre III, Eisenstein organise son cadre à la façon d’un graphiste, et les statues, les monuments, les colonnes, les ponts, omniprésents dans le film, accentuent l’aspect architectural de sa mise en scène. Lors de la séquence de la gare de Finlande, c’est le jeu des faisceaux lumineux dans la nuit qui donne un ton d’urgence fiévreuse et dramatise le discours de Lénine juché sur un char et filmé tour à tour en plongées et contre-plongées, un drapeau flottant à ses côtés  --  le choix des angles le désignant comme le chef incontesté et incontestable qui domine la foule de toute sa puissance charismatique. Venu du théâtre où il avait notamment réalisé des décors, ayant au surplus travaillé avec Meyerhold, il aimait à dessiner la composition de ses plans tout comme un Lang avec lequel, dans un curieux rapport d’intérêt et de rivalité, il partage plus d’un point commun [3].

Ce goût pour un formalisme qui lui sera reproché par la suite, sans doute l’a-t-il trouvé, après 1917, dans la révolution esthétique qui a secoué la Russie soviétique et établi de « nouveaux codes de la représentation plastique et (un) nouveau rapport de l’artiste à l’art » [4]. Le constructivisme sera, dès 1922, à la pointe de ce renouveau, l’artiste se transformant en ingénieur et en constructeur « afin de transformer radicalement et modeler l’environnement de l’homme nouveau » [5]. On ira jusqu’à utiliser l’affiche et le photomontage, débouchant notamment sur l’agitprop (l’art de la propagande politique), et son influence se ressentira dans Octobre où Eisenstein met en scène à satiété drapeaux, banderoles, emblèmes et panneaux et attribue aux intertitres non plus seulement une fonction explicative mais un rôle dramaturgique par leur répétition, leur rythme ou encore le choix des tailles de caractères différents. Comme en écho aux décors du théâtre constructiviste de Meyerhold où figurent roues, engrenages ou poutrelles d’acier, le cinéaste donne à voir un monde mécanisé qui justifie ses choix d’un montage heurté et saccadé qui se veut la transposition cinématographique des rythmes industriels. Cette sorte de mouvement symphonique et technologique, qui repose cependant sur de très solides bases esthétiques, apporte au film un souffle indiscutable, et Octobre, morceau de basse propagande, s’impose aujourd’hui encore, qu’on le veuille ou non et au-delà hélas des errances et des crimes de l’idéologie, comme un impressionnant monument de pur cinéma.
[1] Initiales qui permettent à l'occasion de saluer le génie du cinéaste du titre de Sa Majesté.
[2] Cité par Bernard Eisenschitz, Lang au travail, Cahiers du Cinéma, 2011, p.112.
[3] Voir sur cette question Eisenschitz, Ibid. p.48.
[4] Jean-Claude Marcadé, "L'Avant-garde russe et soviétique dans le premier quart du XXème siècle", catalogue de l'exposition Vers de nouveaux rivages, Musée Maillol/Gallimard, 2008, p.40.
[5] Ibid. p.41.

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