15 janvier 2012

A la (re)découverte de "La Ville abandonnée".

            Après André de Toth avec La Rivière de nos amours c’est au tour de William Wellman de bénéficier pour La Ville abandonnée (Yellow Sky, 1948) d’une réédition en copie neuve au Studio Action de la rue Christine  --  et c’est une excellente surprise.
            Vieux briscard de l’usine à rêves, anarchiste de droite mais capable de soutenir bec et ongle un cinéaste du bord politique opposé (Abraham Polonsky pour son Willie Boy, 1970), Wellman a mené une carrière longue et variée commencée à l’époque du muet, qui sacrifie à tous les genres (films noirs, westerns, chroniques guerrières, drames sociaux, comédies et même pamphlets anti-rouge) et plutôt réussie dans l’ensemble  --  ce qui explique d’autant moins l’oubli dans lequel il est tombé aujourd’hui. Outre la première version de Une Etoile est née (A Star is born, 1937), on lui doit notamment le célèbre Ennemi public (The Public Ennemy, 1931) où James Cagney écrase un demi-pamplemousse sur le visage de Mae Clarke, scène d’anthologie que Clint Eastwood fait figurer dans son récent J.Edgar. C’est dans la seconde partie de sa carrière et sur une période d’à peine plus de dix ans, entre 1942 et 1954, qu’il a réalisé six westerns variés et personnels, parfois même très novateurs,  et sur lesquels je reviendrai dans quelques semaines, la Cinémathèque annonçant la projection de L’Etrange incident (The Ox-Box Incident, 1943) pour le début du mois de février.
            Refusant obstinément tout effet spectaculaire, Wellman développe ici un style de récit plus statique que dynamique, aussi minéral que les paysages qu’il traverse et fondé davantage sur « l’attente et l’incertitude » [1] que sur une action réduite à une sorte d’épure. L’ouverture du film illustre le schéma classique de l’arrivée dans une petite ville de l’Ouest d’un groupe d’individus dont on ne sait rien mais qu’on imagine porteurs de menaces. Sales et dépenaillés, préfigurant assez curieusement les anti-héros que mettra en scène Sam Peckinpah vingt ans plus tard dans La Horde sauvage (The Wild Bunch, 1968), ils investissent le saloon, boivent paisiblement un whisky (ce qui permet au cinéaste de jouer avec la perspective du comptoir sur lequel on fait glisser les verres) avant que trois d’entre eux ne traversent la rue pour dévaliser la banque, sans un mot plus haut que l’autre, sans le moindre coup de feu, sur un rythme que l’on pourrait qualifié d’alangui. La poursuite qui s’ensuit, mise en scène et montée de façon très graphique, scandée seulement par le galop des chevaux et les claquements de la fusillade, confirme une volonté de dépouillement qui ne se démentira pas. A la frénésie de la poursuite succède la lente et éprouvante traversée du désert salé de la Vallée de la Mort où Wellman renforce encore cette sorte de jansénisme pictural en noir et blanc, et une fois ses personnages sortis de cet enfer et parvenus jusqu’à une ville-fantôme qui ne semble guère valoir mieux, il les enferme dans ce véritable lieu clos et les retient comme dans une prison en plein air dont ils ne sortiront plus, sinon à la toute fin du film pour une happy end rapide et forcément conventionnelle qui marque d’ailleurs le retour de la musique absente depuis le générique d’ouverture.
            Dans ce très beau et très étrange décor de ville abandonnée, Wellman oppose alors aux hors-la-loi dans un face à face étrangement décalé un vieux prospecteur et sa petite-fille qui cherchent à soustraire leur or à la convoitise des nouveaux venus. Le style est plus que jamais sec, presque clinique, sans pathos ni sensiblerie, loin de tout morceau de bravoure  --  y compris au moment de la confrontation  avec une troupe d’Indiens qui finit par tourner court dans un refus obstiné de tout effet spectaculaire. On n’assistera pas davantage au règlement de compte final, filmé dans l’obscurité nocturne, la caméra demeurant à l’extérieur du saloon où s’affrontent les hors-la-loi [2]. Mais cependant, et en dépit de cet ascétisme formel, Wellman parvient à développer tout au long du film une sorte de tension en grattant jusqu’à l’os la psychologie des personnages. Homogène au départ, le groupe se disloque petit à petit autant par contact avec une nature hostile que par cupidité et désir érotique, et il y a là, mutatis mutandis, quelque chose des Rapaces (Greed, 1923, Erich von Stroheim). La comparaison, certes démesurée, n’écrase pas pour autant Wellman qui apporte un soin extrême à la composition de ses plans et à la mise en place de ses mouvements d’appareil (je pense très précisément à tel superbe travelling latéral suivant d’abord Grégory Peck, chevauchant parmi les dunes du désert de sel, puis rattrapant en parallèle et dans le mouvement les autres cavaliers).
            Même s’il n’échappe pas toujours à la stéréotypie de ses personnages (Grégory Peck sera le gentil et Richard Widmark le méchant) qui relève d’ailleurs des contraintes du cinéma de l’époque guère portée sur le cynisme et que des cinéastes plus jeunes dynamiteront plus tard, Wellman ne renonce pas pour autant à brouiller les cartes. Bien que revêtu des oripeaux du good guy, Stretch (Grégory Peck) n’en enfreint pas moins le premier les belles règles morales qu’il a lui-même fixées en tentant d’embrasser la jeune fille (Anne Baxter) dans une scène qui ressemble furieusement à un viol ; seule l’honnêteté foncière du vieux prospecteur l’amènera ensuite à respecter ses engagements et à se retourner contre ses complices, et ce n’est pas par honnêteté naturelle mais sur la seule insistance de la jeune fille qu’il restituera à la banque l’argent volé dans un geste dont Wellman ne cherche pas à dissimuler le caractère improbable. Refusant par ailleurs certaines concessions, il n’hésite pas à faire mourir le gentil jeune homme égaré et nostalgique de la ferme de ses parents alors que ce type de personnage est en général racheté mais sauve in fine deux « méchants » choisis presque arbitrairement.
            Ce n’est pas enfin la moindre des qualités de Wellman que d’obtenir de tous ses interprètes un jeu retenu à l’égal de sa mise en scène. Il parvient même à rendre à peu près crédible Grégory Peck, excellent acteur au demeurant mais qui, assez inexplicablement, n’est jamais parvenu à incarner un westerner de façon satisfaisante. Souhaitons qu’une réévaluation de William Wellman (un hommage de la Cinémathèque par exemple) lui rende un jour prochain l’importance qui lui est due.

[1] Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier, 50 ans de cinéma américain, Nathan, 1991, p. 969.
[2] Procédé repris de L'Ennemi public où Wellman filme une fusillade depuis la rue, sans la montrer, en en limitant la perception à des cris et des coups de feu. Ici, il gomme les cris, ne conservant que les coups de feu.

2 commentaires:

  1. Intéressant commentaire sur ce film que je n'ai pas revu depuis longtemps.
    Je ne savais pas que Wellman était un anarchiste de droite : vu les films que j'ai vu de lui, je l'aurais plutôt situé à gauche.

    Au passage, je signale la sortie en Blu-Ray américain (mais zone free et avec sous-titres français) de Wings le 24 janvier prochain, dans une version restaurée avec soin qui s'annonce splendide.

    Et il existe un coffret DVD américain en zone 1 de plusieurs vieux films sociaux de Wellman du début des années 30, Forbidden Hollywood Collection: Volume Three qui comporte des sous-titres français. Je compte bien le récupérer sous peu.

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  2. Merci pour vos commentaires et vos informations (il serait cependant regrettable que "Wings" ne soit disponible qu'en Blue-Ray!).
    Concernant votre confusion sur les positions politiques de Wellman, elles sont très compréhensibles. Outre que les clivages politiques fonctionnent de façon très différente de part et d'autre de l'Atlantique (un "libéral" ici est à peu près le contraire d'un "liberal" là-bas), les positions des individus ne sont jamais aussi simples qu'on pourrait le penser -- surtout avec les cinéastes de la première génération, dont faisait partie Wellman. Ainsi un John Ford, qu'on classera difficilement à gauche, a pourtant défendu le progressiste Mankiewicz contre le réactionnaire De Mille pendant le grand délire anti-communiste du maccarthysme. Wellman pouvait donc être un anti-communiste viscéral et primaire tout en réalisant de très virulent films sociaux pour le compte de la Warner -- compagnie très engagée et résolument pro-rooseveltienne il est vrai, ceci pouvant expliquer cela. Un Clint Eastwood fonctionne aujourd'hui un peu de la même manière, et doit être à peu près le dernier de cette espèce.

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