17 janvier 2012

De l'épopée de tous à l'épopée d'un seul.

Sur deux films muets de John Ford.
            La Cinémathèque française vient de proposer la projection du film de John Ford Trois sublimes canailles (Three Bad Men, 1926), un de ses nombreux westerns muets, et sans doute l’un de ses meilleurs avec Le Cheval de fer (The Iron Horse), réalisé deux ans plus tôt. On y découvre un cinéaste déjà en pleine possession de ses moyens et pour qui l’art de la mise en scène tient moins à la composition du plan qu’à l’énergie qui le traverse. Ce n’est pas tant l’organisation de l’espace lui-même qui compte pour lui (encore qu’elle ne soit pas absente de ses préoccupations) que l’organisation de l’action au sein de cet espace, le jeu des corps et le mouvement des masses, enfin l’extrême vigueur du rythme qu’il imprime à son récit. Un art plus technique qu’esthétique, et qui paraît sans doute moins abouti que celui, en tous points admirable, du cinéma allemand de la même époque, mais qui définit ce qui deviendra rapidement l’essence même du grand cinéma américain de l’âge classique.
            Ces deux films que l’on pourrait qualifier de « primitifs » sont à d’autres égards tout aussi fondateurs tant Ford y précise déjà sa vision du monde et, singulièrement, de l’Ouest américain. Appartenant comme Walsh ou Hawks à la première génération des auteurs de westerns, Ford exaltera très tôt l’esprit de la conquête à travers ce qu’il estime être les plus belles œuvres des pionniers. Ainsi, dès 1918, met-il en scène dans Du sang dans la prairie (Hell Bent) un groupe de pionniers en proie à des calamités de toutes sortes mais que rien ne peut finalement freiner dans leur marche en avant ; en 1921, dans Freeze Out, un justicier apporte éducation et culture dans une petite ville corrompue de la Frontière. Bon nombre des westerns que Ford réalisa dans ces années-là reprennent des thèmes voisins et alimentent la légende des hardis pionniers. Souvent d’ailleurs, une fois habités par l’esprit de la conquête, les bad men eux-mêmes s’affirment prêts au rachat et au sacrifice. Il n’est qu’à voir ces trois « sublimes canailles », hors-la-loi dont les têtes sont mises à prix, qui se sacrifient pour sauver un jeune couple de pionniers.
            Ainsi Ford illustre-t-il la geste pionnière à travers ses éléments les plus emblématiques et alors que les stigmates de la guerre civile sont encore bien là [1]. Avec Le Cheval de fer, c’est à la construction du chemin de fer qu’il s’attache ; il privilégie en revanche la conquête de la terre par des pionniers venus en longues files de chariots bâchés dans Trois sublimes canailles ; mais dans les deux films il fait preuve d’un même souci documentaire : c’est avec le plus grand soin qu’il reconstitue le grand chantier du Pacific Express (et le Leone de Il était une fois dans l’Ouest/C’era una volta,  il West, 1968, saura s’en souvenir), depuis la décision de le financer prise par Lincoln jusqu’à la jonction avec le Central Pacific en 1869, et il ne laisse rien au hasard dans sa description minutieuse d’une caravane de pionniers en route pour le Dakota. Il donne ainsi de la grande Histoire un point de vue officiel mais qu’il partage et lorsque lui, fils d’émigrants de fraîche date, entreprend de décrire la conquête de l’Ouest, ses chantiers et ses landrushes [2] où se mêlent toutes les ethnies, c’est d’abord pour montrer, au-delà du disparate des apparences, l’unité profonde du pays. Il prolonge ainsi la pensée d’un Lincoln qui, au début du Cheval de fer, justifie les dépenses qu’il engage en pleine guerre au nom de l’unité nationale qu’il conviendra de restaurer une fois la paix revenue. Et, de fait, les ouvriers qui construisent le chemin de fer aussi bien que les pionniers qui s’en vont peupler le Dakota (« Dakota or busted, by God ! », lit-on sur la bâche d’un chariot) viennent-ils des horizons les plus divers, tous rassemblés dans un melting pot idéalisé  --  sudistes et nordistes ayant tiré un trait sur le passé ; Chinois, Italiens, Irlandais et autres, unis face aux Indiens hostiles. Se mêlent ici le vieux rêve prométhéen (le feu, le charbon, l’acier) et la quête de la Terre Promise (la terre, le grain, le blé), la machine et le jardin pour reprendre la terminologie de Leo Marx [3]. Mais Ford ne peut comprendre alors que la machine détruira le jardin, mettant à mal les utopies de la pastorale américaine, et que seuls ceux qu’il présente comme de farouches adversaires d’un progrès qu’il défend, les Indiens, ont la prescience de sa disparition et, partant, de la leur. Ce n’est qu’avec l’âge que viendra le temps des désillusions et, de L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man who shot Liberty Valance, 1962) aux Cheyennes (Cheyenne Autumn, 1964)[4], sa vision de l’Ouest deviendra sombre et désenchantée : il aura compris que l’Américain des temps héroïques a perdu son individualité et que le grand maelstrom de l’époque moderne a fait des hommes « les outils de leurs outils » [5].
            Car si Ford sait admirablement exalter l’effort collectif  d’une nation en marche, ce monde de bâtisseurs, où le « contrepoint à l’épreuve présente (c’est) la beauté, la noblesse de l’Amérique de demain » [6], il revient toujours vers des individus humbles mais forts qui, au hasard de leurs pérégrinations, vont former de petites communautés, symbolisant toute la richesse et la  diversité d’un peuple dont elles sont la représentation microcosmique. La machine est bien présente mais, dans l’esprit fordien, l’homme doit toujours la devancer, et pas seulement en lui ouvrant la voie au sens propre du terme. Aussi, en parallèle au grand mouvement de l’Histoire dont il veut être le chroniqueur fidèle, Ford se plaît-il à accumuler petits faits vrais et à-côtés pittoresques en décrivant à la façon d’un Dickens tout un monde de personnages, du pionnier que rien ne saurait décourager au redresseur de torts sans peur et sans reproche, du mauvais garçon repenti à la jeune fille pure et innocente mais au caractère solidement trempé, sans oublier la nécessaire petite troupe comique (et plus fordienne que nature) de ceux qui en général ne crachent pas sur le whisky mais  veillent malgré tout sur le brave jeune premier, prêts à se sacrifier pour lui. Un monde de générosité et de partage en somme, qui exalte les « bons sentiments » (que de fois lui en a-t-on fait grief !), où l’on peut mourir dans un sourire après avoir partagé une dernière portion de tabac à chiquer, mais où triomphe au bout du compte l’optimisme de la volonté et l’intelligence du cœur.
            Ce que Ford veut montrer par là, en filmant ses personnages dans leur extrême simplicité mais toujours à hauteur d’homme, c’est qu’à travers les pionniers de l’Ouest se laissent deviner ceux que Raymond Bellour a nommés « les enfants fuyards déshérités du capital européen » [7] qui vont transformer le désert en un jardin édénique. A ceux qui, dans Trois sublimes canailles, veulent abandonner leurs charrues, jugées trop lourdes, pour alléger leurs chariots au moment du landrush, le pasteur explique qu’ils sont pareils au peuple élu guidé vers la Terre Promise.  Bien que venant de l’Est, ils s’accordent parfaitement à la terre qu’ils vont défricher (et dont une femme de pionnier découvre qu’elle vaut bien plus que l’or), unissant civilisation et paysage sauvage et témoignant de l’enracinement de la communauté et de l’individu dans la terre qui les accueille. La vision que Ford a de l’Amérique est essentiellement pionnière et les personnages de ses films, westerns ou pas, se déplacent toujours d’est en ouest, de l’Europe vers l’Amérique puis vers les terres vierges et sauvages. Symptomatiquement d’ailleurs, le premier film réalisé par Ford (The Tornado, 1917) s’achève sur une manière de trait d’union entre Vieux Continent et Nouveau Monde : un justicier de l’Ouest utilise l’argent d’une récompense pour faire venir d’Irlande sa mère, source de vie. Et non moins symptomatiquement, c’est sur un plan de champ de blé, autre source de vie, que se referme Trois sublimes canailles. Le désert a été converti en jardin  --  en un nouvel Eden.

[1] L'action des deux films se situe à la fin des années 1860.
[2] On appelle landrushes ces "courses à la terre" organisées par les autorités, sous le contrôle de l'armée, pour peupler les terres encore vierges.
[3] Leo Marx, The Machine in the Garden. Technology and the Pastoral Ideal in America, Oxford University Press, New-York, 1964, réimpression 1978.
[4] Films ô combien admirables qui sont aussi l'automne de M. Ford.
[5] Leo Marx, op. cit. p. 355.
[6] Raymond Bellour, "Le Grand jeu", in Le Western, ouvrage collectif, 10X18, Union Générale d'Editions, 1966, p. 10.
[7] Ibid. p. 9.

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