20 janvier 2012

Enquête au bout de la nuit.

            Les hasards de la distribution nous proposent pour ainsi dire simultanément les dernières productions de deux des cinéastes américains les plus importants de la jeune génération, celle qui suit les ex-« jeunes-turcs » du « Nouvel Hollywood ». Le benjamin d’abord, Jeff Nichols (né en 1978), voici deux semaines avec Take Shelter, l’aîné ensuite, David Fincher (né en 1962), avec aujourd’hui Millenium, sous l’œil plus ou moins protecteur du grand aîné hors catégorie, Clint Eastwood (né en 1930) qui pourrait être leur père à tous deux. J’ajouterai, histoire de compléter cette constellation de surdoués, James Gray (né en 1969)[1] et Paul Thomas Anderson (né en 1970)[2]  --  le choix de ce carré d’as n’engageant bien entendu que moi.

            C’est une bien étrange affaire que ce nouveau Millenium, qui revient sur un roman mondialement connu à peine plus de trois ans après qu’une équipe scandinave nous a déjà procuré une première adaptation, pas déshonorante d’ailleurs. Et d’autant plus étrange que ce remake n’innove en rien, reprenant pour ainsi dire au moindre détail près la même histoire avec les mêmes personnages menant la même enquête avec les mêmes péripéties et les mêmes invraisemblances, le tout dans les mêmes décors  --  le scénariste Steven Zaillian ne s’étant autorisé aucune espèce de liberté, et surtout pas un « dépaysement » de son récit que l’usage exclusif de l’anglais aurait non seulement autorisé mais rendu d’autant plus crédible.
            Bref, pour qui connaît le livre et la précédente version (due au danois Niels Arden Oplev), rien de nouveau, au moins à première vue. Tout est pareil donc, et pourtant rien n’est pareil et il y a fort à parier que ce film-ci dominera sans peine son rival au box-office, quand il le domine déjà d’entrée de jeu sur un plan purement cinématographique. Sans doute le choix de David Fincher pour mener à bien une entreprise que l’on pouvait à bon droit juger hasardeuse au départ (mais financièrement juteuse) aura-t-il été déterminant. Non pas tant d’ailleurs, après Seven (1995) et Zodiac (2007), comme spécialiste en sérial-killers (ce dont il semble plutôt s’amuser) mais pour son étonnante capacité à gérer une situation difficile en la retournant à son avantage avec tout le savoir-faire qu’on lui connaît. On sait qu’il fit du tournage chaotique d’Alien3 (1992) un premier film étonnamment maîtrisé et cette fois c’est peu à peu, par petites touches, qu’il s’approprie un récit a priori sans surprise tellement il est désormais connu et que pourtant, par ses apports personnels, il parvient à rendre étonnant et passionnant à chaque instant.
Mêlant des mouvements d’appareil sophistiqués et tendus à l’extrême à de très sages et très classiques champ/contre-champ comme autant de diastoles et de systoles d’un cœur en proie aux affres d’une respiration au bord de l’asphyxie, cette asphyxie tant physique (la tête dans un sac plastique ici) que psychologique voire métaphorique qui l’obsède de film en film, Fincher assombrit un récit déjà très noir en jouant comme il aime à le faire sur les éléments et la lumière (nuit, neige et pluie) avec la complicité décisive du chef-opérateur Jeff Cronenweth [3]. A cette profonde cohérence visuelle s’ajoute ici un travail particulièrement élaboré sur la bande sonore où bruits de la vie quotidienne et rock industriel se mêlent en de prodigieux enchaînements qui renforcent le caractère oppressant d’une atmosphère particulièrement glauque, et en redoublent l’efficacité.
            Bien plus que par un genre dont il est (trop ?) familier, Fincher dit avoir été intéressé par l’improbable compagnonnage qui unit ses deux personnages principaux, le journaliste d’âge mûr Mikael Blomkvist et la jeune hackeuse asociale et androgyne Lisbeth Salander. Ils travaillent ensemble, et même un peu plus, bien que tout les oppose (l’âge, le milieu social, la vision du monde) et Fincher va tout faire pour renforcer ce contraste entre deux univers parallèles que seules des circonstances exceptionnelles vont faire se rencontrer, comme dans Fight Club (1999) où s’affrontent deux mondes antagonistes, l’un conformiste et aseptisé et l’autre trash  et nihiliste. D’une part donc revient au journaliste le soin d’incarner un univers tellurique où s’affirme une sorte de force brutale et primitive qu’endosse idéalement Daniel Craig, acteur physique s’il en est ; et d’autre part à la jeune hackeuse celui d’incarner (au sens fort du terme) cet univers virtuel, incertain et changeant des nouvelles technologies aussi invisibles qu’implacables, et Rooney Mara, plus diaphane et séraphique que Noomi Rapace, en donne une interprétation glacée et glaçante. Quand l’un travaille encore avec papier, crayon et post-it, utilisant un mur très concret pour fixer ses documents, l’autre évolue dans un monde dématérialisé et parfaitement propre, en apparence du moins.
Car sous les dehors frêles et retenus d’une marginale sans aspérités extérieures (mais moins désintéressée qu’on pourrait le penser) se cache des forces incontrôlables capables des pires turpitudes en quelques clics, de même que l’assassin dissimule ses abominables forfaits sous le design épuré d’un extérieur très contemporain. Mais dans cet univers où règne l’ambiguïté, où un vieux nazi suédois qui ne regrette rien peut revendiquer son « honnêteté » dans une société toute entière pétrie de mensonges et de tromperies, c’est paradoxalement à la frêle hackeuse que le journaliste vieillissant devra sa survie tant physique que professionnelle.
            On voit donc bien ce qui a pu séduire ici Fincher, l’homme des intrigues labyrinthiques et obsessionnelles, des chausse-trappes et des faux-semblants, des manipulations en tous genres et des lieux clos pour claustrophobes terrifiés, et pour qui compte davantage l’enquête et ses multiples incidences que sa banale résolution. Et, fidèle à sa vision d’un monde où tout n’est que désarroi, nausée et absurdité, où la lisse apparence d’une table Ikéa laisse filtrer les prémisses d’un cauchemar climatisé, c’est au cœur d’une nuit seulement colorée d’amertume que, pour finir, il abandonne ses personnages.   

[1] Little Odessa (1994), The Yards (2000), La Nuit nous appartient/We Own the Night (2007) et Two Lovers (2008).
[2] Hard Eight (1996), Boogie Nights (1997), Magnolia (1999), Punch-Drunk Love (2002) et There Will be Blood (2007), en attendant The Master.
[3] Formé tout à la fois par son père Jordan (à qui l'on doit notamment les éclairages de Blade Runner, de Ridley Scott) et par Sven Nykvist, le chef-opérateur suédois d'Ingmar Bergman, excusez du peu.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire