22 janvier 2012

Un monde d'exil et de mort.

Revenir vers L’Insupportable légèreté de l’être.
            Curieuse carrière que celle de Philip Kaufman (né en 1936), scénariste autant que réalisateur (la plupart du temps, il est l’auteur complet de ses films) et qui n’aura pas mené à bien plus d’une douzaine de projets en quarante-cinq ans de carrière. La quantité ne saurait être cependant un quelconque critère de qualité, d’autant que Kaufman passe pour un cinéaste minutieux qui aime à prendre son temps. On est surtout surpris par l’irrégularité de sa production où beaucoup de films de peu d’intérêt se mêlent à quelques belles réussites.
            Inédit en France, The White Dawn (1974) bénéficie d’une excellente réputation [1] et, après avoir été renvoyé par Clint Eastwood du tournage de Josey Wales, hors-la-loi (The Outlaw Josey Wales, 1976) [2] et s’être laissé aller à quelques œuvrettes fort peu mémorables, Kaufman réalisa coup sur coup dans les années 80 deux films majeurs : L’Etoffe des héros (The Right Stuff, 1983) et cette Insoutenable légèreté de l’être (The Unbearable Lightness of Being, 1988) que l’on peut revoir (ou tout simplement voir) aujourd’hui.
            Tout se passe en fait comme s’il ne s’intéressait qu’à des sujets d’une grande ambition intellectuelle, méprisant en retour des projets plus routiniers, souvent rattachés au cinéma de genre et que, au contraire d’autres, il se révèle incapable de transcender et dont il semble se désintéresser complètement (voir le consternant Instincts Meurtriers/Twisted, 2004). Ainsi des quatre films qu’il a réalisés ces vingt dernières années (entre L’Insupportable légèreté de l’être et aujourd’hui) n’en retiendra-t-on que deux, tournés comme en exil à Paris et à Londres, Henry & June (1990), portrait pas très convaincant d’Anaïs Nin et de ses amours tumultueuses (notamment avec Henry Miller) et surtout Quills (2000), intéressantes variations autour du marquis de Sade et de l’écriture comme exutoire à la folie et à la mort mais aussi comme instrument de destruction  --  les deux (comme d’ailleurs, dans une certaine mesure, L’Insoutenable légèreté de l’être) avec l’érotisme, ses séductions et ses dangers, comme possible vision du monde.
            Assez curieusement, en choisissant d’adapter en 1987 un roman de l’écrivain tchèque (mais exilé à Paris) Milan Kundera, Kaufman semblait prendre le contre-pied de son précédent film, L’Etoffe des héros. Rien de plus américain en effet que cette histoire de conquérants de l’espace qui ouvrent la voie vers une nouvelle frontière ; rien de moins américain, en revanche, que cette chronique amoureuse profondément enracinée dans l’histoire de la Mitteleuropa. Il y a pourtant une sorte de parallèle [3] dans l’itinéraire de ces personnages que tout sépare mais confrontés les uns et les autres au poids de l’Histoire qui les emporte et les condamne.
            Simplifiant à bon droit la complexité narrative du roman de Kundera (écriture littéraire et écriture cinématographique n’obéissent pas aux mêmes règles), Kaufman et son coscénariste Jean-Claude Carrière rendent au récit son unité chronologique (sauf pour les deux dernières séquences que, très habilement, ils inversent), divisant le film d’une durée de près de trois heures en trois parties d’égale longueur. La première se situe au moment du printemps de Prague et présente les trois protagonistes de l’histoire : Tomas (Daniel Day-Lewis), brillant neurochirurgien, amoureux de Tereza (Juliette Binoche), une jeune serveuse qu’il choisit d’épouser tout en poursuivant, pour reprendre le mot de Kundera [4], de multiples « amitiés érotiques », notamment avec Sabina (Lena Olin), peintre qui fuit la réalité à travers un monde de reflets.  Tous mènent une vie libre et désinvolte (la légèreté) qui, pour autant, ne semble guère leur apporter de réelles satisfactions. L’intervention des chars du Pacte de Varsovie (splendidement rendue dans un brillant mélange d’images d’archives et de scènes reconstituées) et la répression qui s’ensuit amènent, dans la deuxième partie, le jeune couple à glisser de la légèreté d’une vie insouciante à la pesanteur de l’exil en se refugiant en Suisse  où il retrouve Sabina. Mais celle-ci, qui suscite le désir des hommes sans pouvoir s’attacher ni se fixer, rompt de nouveau les amarres et disparaît tandis que Tereza, incapable de s’adapter à sa nouvelle vie, rentre en Tchécoslovaquie, bientôt suivi par Tomas. La troisième partie décrit leur vie dans la grisaille d’une Prague normalisée où chacun vit « dans la banalité de l’humiliation » [5] et c’est un Tomas désabusé qui continue de pratiquer l’« amitié érotique » avant de découvrir, mais trop tard, que le bonheur reste possible avec Tereza, tandis que Sabina, installée en Californie, « toujours plus à l’ouest, toujours plus loin de la Bohème » [6], vit  prisonnière de l’exil et de ses souvenirs.
            Bien que s’éloignant sensiblement de la lettre, Kaufman demeure fidèle à l’esprit du roman d’une génération éprise de liberté mais qui vit dans l’insatisfaction permanente de l’« insoutenable légèreté de l’être ». Ces jeunes gens, tout à la fois égoïstes et soucieux de leur dignité (quitte à tout perdre, Tomas refusera de signer la rétractation que les autorités exigent de lui), apparaissent un peu comme les frères et sœurs puînés des personnages de Scott Fitzgerald, le rock remplaçant le jazz, dont on connaît le célèbre incipit de La Fêlure : « Toute vie est bien entendu un processus de démolition » [7]. Face à une société communiste implacable qui a détruit « l’amour d’autrui pour le bien d’autrui » ne reste pour Tomas que « l’érotisme et les illusions de conquête », c'est-à-dire un amour qui, « sous la forme quelque peu dégradée de la conquête sexuelle, est l’impulsion qui incite les gens à tenter de franchir les barrières de leur destin et c’est aussi l’impulsion qui les y renvoie » [8]. Ce mouvement circulaire, cette valse triste qui emportent les personnages dans une sorte d’éternel retour [9] s’affirment d’autant plus cruels que la vie, comme le dit Tomas, n’offre pas de seconde chance et que ce qui est vécu l’est à jamais et ne peut être défait et revécu.
            Placé sous l’invocation de Tolstoï et de son Anna Karénine, mêlant drame individuel et tragédie collective en un même beau mouvement romanesque ample et équilibré, le film retrouve cette sorte de confort au long cours que procurent ces romans (russes mais pas seulement) où l’on s’abandonne aux méandres d’une intrigue qui s’inscrit aussi bien dans le temps que dans l’espace, et la longueur inusitée d’une œuvre qui joue davantage sur l’intime que sur le spectaculaire ne nuit en aucune façon à l’efficacité d’une narration sans temps morts ni moments d’ennui. Reste à souligner enfin, en ces temps de repliements identitaires, le caractère très cosmopolite d’une entreprise qui réunit dans une sorte de creuset d’excellence une étonnante somme de talents  --  les Français Jean-Claude Carrière (coscénariste), Juliette Binoche et Pierre Guffroy (décorateur), le Britannique Daniel Day-Lewis, le Hollandais Derek de Lint, le Polonais Daniel Olbrychski, les Suédois Lena Olin, Erland Josephson, Stellan Skarsgard, et, last but not least, Sven Nykvist (l’immense chef-opérateur décédé en 2006). Quelle identité donner alors à cette production tournée en France avec des capitaux essentiellement américains, sinon celle d’une œuvre exceptionnelle à tous égards, que l’on doit considérer et juger hors des règles communes et qui se suffit parfaitement à elle-même. 

[1] Voir Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon, in 50 ans de cinéma américain, Nathan, 1991, p.551.
[2] Laissant en chemin un scénario qui deviendra une des très bons films d'Eastwood.
[3] Brillamment développé par Tavernier et Coursodon, op. cit., p.552.
[4] Milan Kundera, L'Insupportable légèreté de l'être, traduction de François Kérel, Gallimard, 1984, p.20.
[5] Ibid., p.38.
[6] Ibid., p.345.
[7] Francis Scott Fitzgerald, La Fêlure, traduction de Dominique Aury, Gallimard, Folio, 1981, p.475.
[8] Elisabeth Pochoda, préface à l'édition américaine de La Valse aux adieux de Milan Kundera, reproduite dans l'édition Folio et traduite de l'anglais par Monique Poublan, 1981, pp.12 et 13.
[9] Kundera ouvre son roman sur l'idée nietzschéenne de l'éternel retour.

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