26 janvier 2012

"Tout le monde a ses raisons".

The Descendants, d’Alexander Payne.
            La carrière d’Alexander Payne (cinq films seulement à ce jour pour un cinéaste né en 1961) suit une courbe ascendante, au moins depuis Monsieur Schmidt (About Schmidt, 2002) et surtout Sideways (2004), sorte de road-movie nonchalant à travers les vignobles de la Napa Valley. Et c’est bien cette même nonchalance que l’on retrouve ici, ce choix, à de très rares moments près, d’une dédramatisation systématique qui fonde en quelque sorte la vision du monde du cinéaste, et son style.
            Rien de moins apaisé en apparence que le sujet du film qui place en son centre la longue agonie d’une jeune femme tombée, à la suite d’un accident de hors-bord, dans un coma qui se révèle vite irréversible. Autour d’elle, de son corps artificiellement maintenu en vie et qui se dégrade peu à peu, vont et viennent tous ses proches, car cette jeune femme est tout à la fois mère, épouse, fille, amie et même amante comme on le découvrira rapidement.
            Mais si la mort de cette femme qu’on ne voit vivre que le temps d’un plan rapide qui ouvre le film, éclat fugitif d’un passé que l’on ne découvrira ensuite que par bribes, constitue l’objet du récit, elle n’en est pas le sujet. Le sujet, ce sont en fait ceux qui, comme par réfraction (et effraction parfois) composent les différentes facettes de sa vie, en renvoient une image plus ou moins exacte et se délitent progressivement sous nos yeux, comme autopsiés par le scalpel du cinéaste, avant de se reconstituer après avoir surmonté l’épreuve.
            Il y a là le mari vacillant qui doit exercer des responsabilités familiales et affectives auxquelles il se dérobait sous le prétexte plus ou moins douteux d’activités professionnelles envahissantes; la fille aînée un peu déboussolée (drogue, alcool et garçons) mais qui garde malgré tout la tête sur les épaules ; l’autre fille, plus jeune, un peu capricieuse et qui ne comprend pas tout parce qu’à son âge la vie est encore un jeu, mais un jeu qui peut osciller entre perversité et morbidité ; les parents, elle qui perd l’esprit, lui qui idéalise sa fille et qui peut-être se raconte des histoires en macho grande gueule et préfère ne pas voir les choses telles qu’elles sont ; et tout un petit monde de cousins et d’amis qui tous, affectueux, intéressés, complices, apportent leur contribution à la chronique d’une vie présentée comme une tragi-comédie aux « cent actes divers ».
            La richesse du film, au surplus très bien écrit et plutôt brillamment dialogué, tient à ces personnages en archipel dont des circonstances particulièrement dramatiques viennent révéler le caractère après les avoir réunis. La découverte que la mourante entretenait par ailleurs une liaison amoureuse donne un tour d’écrou supplémentaire au récit (ajoutant à la chronique le personnage de l’amant et, plus important encore, celui de la femme trompée) en jouant le rôle du catalyseur dans une démarche cathartique où la crise doit s’aggraver pour mieux se résoudre ensuite. Payne hausse rarement le ton, sauf dans quelques moments de violence verbale où les personnages vident leur sac et se libèrent en donnant libre-court à leur colère et à leurs frustrations.
            Personne n’est véritablement méchant ni véritablement gentil ici, pas même les enfants, pas même la mourante, mais le cinéaste, et c’est une des forces de son film, ne porte aucun jugement sur ses personnages. Il les observe simplement dans leur quotidien face à un drame qui les révèle à eux-mêmes et aux autres, et il reprend à son compte la phrase que prononce Octave dans La Règle du jeu, de Jean Renoir : « Tout le monde a ses raisons ».
            L’un des intérêts majeurs du film passe aussi par son dépaysement géographique, mais dénué de tout pittoresque touristique, et à son enracinement dans une terre finalement peu connue (l’archipel hawaïen) dont les personnages ne sont pas des pièces rapportées de l’extérieur mais dont ils font intimement partie. Il ne s’agit pas de savoir si, descendants d’une princesse autochtone et d’un fils de missionnaire blanc, ils sont des indigènes ou des colons, des bons ou des méchants, l’union de départ répondant par avance à cette question non posée. De même qu’il se refuse à porter le moindre jugement sur la psychologie de ses personnages, Payne évite soigneusement tout discours politique et si l’avocat antihéros du film renonce à vendre les terres sauvages dont il est l’un des propriétaires, c’est moins par conviction écologique que par fidélité sentimentale  --  même si l’une et l’autre peuvent se retrouver étroitement mêlées.
            Le jeu des acteurs, tous très justes et qui rendent à merveille la confusion des sentiments, donne une existence bien palpable à ce petit théâtre de vie et de mort, de rires et de larmes. Une fois de plus remarquable et « oscarisable », George Clooney prouve  à qui l’ignorait encore qu’il est un des acteurs les plus intéressants de sa génération en même temps qu’un indispensable passeur entre les différents courants du cinéma américain, apparaissant toujours là où on ne l’attend pas et jouant du contre-emploi avec l’aisance qu’on lui connaît.
            En parfaite cohérence avec la tonalité qu’il donne à son propos, Payne imprime enfin à son film un rythme d’une nonchalante retenue. Et si une fois, dans un moment de trouble extrême, il oblige son personnage principal à courir (de façon maladroite et pataude), c’est plutôt sur le tempo languissant d’une promenade familiale un peu nostalgique où l’on découvre une terre en même temps que l’on se découvre soi-même qu’il mène son récit. Et la mise en scène, elle aussi très retenue dans son classicisme revendiqué, ajoute encore au charme d’un cinéma où rien n’est jamais appuyé mais où tout est dit, et bien dit.

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