28 janvier 2012

Un film noir très serré.

Le Coup de l’escalier (Odds Against Tomorrow), de Robert Wise (1959).
            Beaucoup ne connaissent Robert Wise (mais tout en ignorant peut-être son nom) que pour deux mauvaises raisons : le très surestimé West Side Story (1961), dont les bons moments sont dus au chorégraphe Jerome Robbins, et La Mélodie du bonheur (The Sound of Music, 1965), sirupeux musical à peu près insupportable de bout en bout. On ignore souvent qu’il fut à ses débuts le monteur d’Orson Welles (pour Citizen Kane, 1940, et La Splendeur des Amberson/The Magnificient Ambersons, 1941) et qu’on lui doit quelques très bons films à petits budgets réalisés dans les années 40 pour la R.K.O.[1] : La Malédiction des hommes-chats (The Curse of the Cat People, 1943), qui vaut beaucoup mieux que son titre imbécile, Le Récupérateur de cadavres (The Body Snatcher, 1945) ou encore Ciel Rouge (Blood on the Moon, 1948). A la charnière des années 40 et 50, il réalisa l’un des meilleurs films consacrés à la boxe (Nous avons gagné ce soir/The Set-Up, 1949, avec déjà Robert Ryan) et, en plein maccarthysme, un film de science-fiction étonnamment adulte (pour l’époque) et politique, Le Jour où la terre s’arrêta (The Day the World Stood Still, 1951). La suite de sa carrière, souvent opulente en termes de budgets, fut beaucoup plus hasardeuse sur le plan qualitatif,  quelques réussites assez rares émergeant ici et là, comme ce Coup de l’escalier (Odds Against Tomorrow) qu’il nous est donné de revoir aujourd’hui et que Wise (1914-2005) réalisa en 1959, juste avant West Side Story.
            Ce film noir d’excellente tenue relève d’une catégorie souvent illustrée avec bonheur, le film de hold-up, dont les ressorts, aussi simples que bien connus, se développent classiquement en trois actes: une équipe se forme pour préparer un coup (1) qui est ensuite soigneusement réalisé (2), un épilogue (3), généralement assez court, concluant sur la réussite ou, au contraire, l’échec de l’entreprise. Il arrive assez souvent qu’un grain de sable grippe la belle mécanique mise au point par un « cerveau » réputé avoir tout prévu. L’échec qui s’ensuit ne prétend jamais sauver la morale avec une philosophie un peu candide du type « le crime ne paie pas » mais cherche une sorte de vérité supérieure : prise de conscience d’une collectivité menacée dans Les Inconnus dans la ville (Violent Saturday, Richard Fleischer, 1955), pesanteur d’un fatum qui ne peut mener qu’à l’échec dans Quand la ville dort (Asphalt Jungle, John Huston, 1950), ironique absurdité de la destinée humaine dans Ultime Razzia (The Killing, Stanley Kubrick, 1956), et l’on pourrait ainsi multiplier les exemples jusqu’à ce film-ci où les préjugés raciaux et l’absence de confiance mènent à la catastrophe finale.
            Adaptant un roman de William Peter McGivern [2], Wise réunit un flic vieillissant renvoyé de la police (Ed Begley), un musicien noir criblé de dettes (Harry Belafonte) et un vétéran qui échoue à se réinsérer (Robert Ryan) dans un récit composé de moments éclatés [3]  qui analyse leur psychologie, dissèque leur comportement, étale leurs faiblesses et annonce leur échec. Ce n’est pas en soi le coup qui est intéressant (il n’occupe que les vingt dernières minutes du film) mais bien plutôt ce qui va mener les trois protagonistes à leur perte comme le dit sans détour le titre original du film. Odds Against Tomorrow, titre à double sens, fait certes allusion à la cote d’un cheval (le personnage qu’interprète Harry Belafonte perd continuellement aux courses et ne s’engage dans l’affaire que pour se renflouer) mais signifie surtout que les malfrats n’ont aucune chance d’arriver à leurs fins et que leur entreprise est condamnée d’avance.
            Ce ne sont pas les personnages assez convenus de l’ex-policier qui veut prendre sa revanche ou du musicien noir aspirant à revenir vers une vie familiale banalement ordinaire qui sont les plus intéressants, mais celui d’Erle Slater, ancien militaire qui part à vau-l’eau tant sur le plan social que psychologique. Raciste, sans doute l’est-il, mais plus encore inadapté. On le voit dans la première scène du film accorder une attention affectueuse à une petite fille… noire et les relations qu’il entretient avec les femmes, la sienne (Shelley Winters) ou la voisine (Gloria Grahame), ajoutent encore à la richesse d’un personnage singulièrement ambigu, à la fois brutal et faible, apparemment sûr de lui mais inquiet en permanence, et qui nourrit en fin de compte un définitif dégoût de lui-même et du monde. Si le film ne tombe jamais dans le manichéisme facile tout en parvenant à faire comprendre à quels désastres mènent préjugés et racisme, c’est à ce personnage qu’il le doit et au jeu tendu et douloureux de Robert Ryan.
            Comment ne pas penser ici à Crossfire (Feux croisés), réalisé en 1947 par Edward Dmytryk, sur un scénario (adaptant un de ses romans) de Richard Brooks ? On y voit un G.I. juif récemment démobilisé victime de l’antisémitisme d’un de ses camarades qui l’assassine ; mais il est aussi victime de la difficile réinsertion des militaires rendus à la vie civile et de leur détresse face aux incertitudes du lendemain et à une société qui a changé et qu’ils ne comprennent plus. Le G.I. assassin de 1947, emprisonné dans un carcan de préjugés, d’amertume et de rancœur, apparaît d’autant plus comme le jumeau d’Erle Slater qu’un même comédien les incarne tous deux, Robert Ryan.
            Comme Crossfire, Le Coup de l’escalier autorise donc une double lecture en tant que pur film noir porteur d’un message politique intelligemment délivré. Excellent technicien, sachant utiliser un savoir-faire acquis lors de ses années d’apprentissage à la R.K.O., Wise maîtrise parfaitement les codes du genre, mêlant jeux d’ombres et cadrages expressionnistes dans un récit au montage sec et nerveux, équivalent cinématographique d’une littérature policière rapide, dure et efficace [4] dont la poursuite finale au milieu de gigantesques réservoirs de gaz ou de pétrole et ponctuée par le ballet des faisceaux des projecteurs de la police apparaît comme la saisissante quintessence. Cette extraordinaire séquence où les deux survivants, le Noir et le raciste blanc, également ivres de haine et de violence, s’affrontent dans un combat absurde et sans issue, s’achève sur l’explosion de tous les réservoirs, préfiguration de quelque prochaine apocalypse nucléaire. C’était déjà la conclusion (encore plus explicite : on y trafiquait de l’uranium) de En quatrième vitesse (Kiss me Deadly, Robert Aldrich, 1955), métaphore noire et grinçante des années de guerre froide et de chasse aux sorcières.
            Aussi ne s’étonnera-t-on guère de voir quelques unes des grandes figures de la gauche hollywoodienne embarqués dans ces entreprises  --  Richard Brooks et Edward Dmytryk [5] dans Crossfire ; Robert Aldrich détournant un policier de série dans En quatrième vitesse ; enfin ici Abraham Polonsky, « blacklisté » pour ses opinions politiques et coscénariste sous le pseudonyme de John O. Killens, et Robert Ryan, antimaccarthyste engagé et militant des droits civiques aux côtés d’Harry Belafonte, un proche de Martin Luther King, non seulement acteur mais aussi coproducteur du film. Et c’est le génie du cinéma américain, qu’on le veuille ou non, de procurer d’abord un spectacle tonique et stimulant et de faire passer le message en plus, et sans qu’il y paraisse.

[1] La R.K.O. (Radio-Keith-Orpheum), pour être sans doute la moins célèbre des grandes maisons de production américaines en raison de sa disparition précoce en 1957, n'en est pas moins l'une des plus originales quant à ses films. Les éditions Montparnasse lui consacrent une collection de DVD.
[2] Publié dans la "Série Noire", n°439, 1958, apparemment jamais réédité depuis.
[3] Mais présentés de façon rigoureusement chronologique contrairement à Ultime Razzia.
[4] Celle dont Raymond Chandler disait dans une formule restée célèbre (à propos de Dashiell Hammett) qu'elle avait "délogé le meurtre des palais vénitiens pour le balancer dans la rue". Raymond Chandler, Le Crime est un art simple, traduit par Cyril Laumonier, in Dashiell Hammett, Romans, Gallimard, Quarto, 2009.
[5] Dmytryk fut emprisonné à l'époque du maccarthysme avant d'abjurer ses convictions de gauche et de donner des noms.

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