13 janvier 2012

Un dieu ténébreux et immobile.

            Il est bien loin le temps où le rédacteur anonyme d’une revue pourtant réputée pour son sérieux pouvait traiter L’Homme des hautes plaines (High Plains Drifter, 1973) de « Mein Kampf de l’Ouest » avant de l’exécuter en quelques lignes et peu de cinéastes américains bénéficient aujourd’hui d’une aussi large unanimité dans la louange et l’éloge que Clint Eastwood. Il est vrai que rien ne pouvait laisser penser que cet acteur de télévision (la série Rawhide), habilement utilisé par un cinéaste italien dans des westerns réputés hérétiques avant de rentrer au pays pour triompher dans des rôles de redresseurs de torts manichéens, allait devenir un jour, et finalement assez rapidement, ce cinéaste que l’on apprécie maintenant à l’égal des plus grands.
            Portant ses bientôt quatre-vingt-deux ans avec alacrité, Eastwood tourne au rythme métronomique d’un film par an avec une santé hors norme et d’autant plus insolente qu’on sait l’énergie qu’il faut pour mener à bien des entreprises de cette ampleur, sachant qu’en plus de la réalisation il supervise la production et compose souvent la musique de ses films (c’est encore le cas ici). Cependant, revers de la médaille, cette frénésie de travail ne va pas sans une certaine irrégularité dans les résultats et, pour s’en tenir à ses derniers opus, Au-delà (Hereafter, 2010) reste très en-deçà (si l’on ose dire) de Gran Torino (2009), un sommet il est vrai, de même que L’Echange (Changeling, 2008) se place en retrait sensible par rapport à Million Dollar Baby (2004) par exemple. Mais tous, dans leurs limites parfois, demeurent intéressants et de grande qualité ; point de quelconque Tintin  numérique dans sa filmographie.
            D’une ambition sans doute excessive (mais est-on jamais trop ambitieux ?), J.Edgar, il faut bien le dire, déçoit aujourd’hui quelque peu l’attente. Eastwood, très fordien en ce sens, aime à se confronter à l’Histoire ramenée à des individus grands ou petits mais emblématiques, et cette fois, c’est à une large partie du XXème siècle qu’il s’est attaqué avec ce portrait de John Edgar Hoover qui fut le tout puissant patron du F.B.I. pendant plus de cinquante ans. Sujet passionnant puisqu’il se confond avec l’histoire des Etats-Unis de la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’au scandale du Watergate au début des années 70 ; mais aussi peut-être sujet trop vaste pour un film d’à peine plus de deux heures où Eastwood fait certes preuve de brio en enchâssant les flashes-back les uns dans les autres comme autant de poupées russes mais condamne du même coup sa narration à une forme elliptique qui en réduit la clarté et en limite parfois l’intérêt. Cinéaste naturellement limpide plutôt que tortueux, Eastwood se perd ainsi, au moins dans la première demi-heure du film, dans les méandres d’un récit trop allusif qui peine à trouver son tempo.
            Problème de scénario, dira-t-on, et non de mise en scène où, une fois de plus, Eastwood fait preuve de beaucoup d’aisance, obtenant le meilleur d’une équipe tout entière dévouée à sa cause  --  et notamment Tom Stern, fidèle chef-opérateur, qui a su traduire admirablement en images l’atmosphère d’ «  obscure clarté » de l’histoire. Mais la maîtrise du scénario, en amont, participe aussi de la mise en scène, en aval, et il est regrettable que, trop souvent, le sens de l’Histoire se perde, car s’il s’agit bien ici d’abord du portrait intime d’un homme de pouvoir, l’Histoire est cependant là, en majuscule, et le déséquilibre de la narration (l’hypertrophie de l’affaire Lindbergh par exemple) nuit grandement à l’équilibre général du scénario. Ajoutons que le vieillissement des trois principaux protagonistes, surtout convaincant pour le personnage de Hoover, accuse un caractère artificiel et arbitraire qui réduit la crédibilité du récit et, partant, son efficacité.
            Reste bien sûr l’essentiel, ce portrait d’un dieu monstrueux et immobile (il ne sort pour ainsi dire jamais de son bureau), souterrain et ténébreux ; portrait brossé, lui, avec une force peu commune, en dépit d’une lourdeur psychanalytique (les relations à la mère) un peu trop insistante. Eastwood a toujours été fasciné par les personnages antipathiques et ni le pistolero imaginé par Sergio Leone (bien éloigné du good guy traditionnel), ni l’inspecteur Harry ou le shérif Coogan (Un Shérif à New-York/Coogan’s Bluff, Don Siegel, 1969) n’apparaissaient comme des personnages « estimables ». Une fois devenu cinéaste, il a persisté dans cette voie en choisissant souvent de mettre en scène (et d’interpréter parfois) le même type d’individu finalement assez peu fréquentable. Cette inclination, non exempte d’une forme de masochisme, favorisa d’ailleurs ce désamour critique dont il fut longtemps l’objet et qui confondait un peu vite le cinéaste (ou l’acteur) avec ses personnages.
            Eastwood, en tératologue averti, ne pouvait être que satisfait par Hoover, homme avide de pouvoir et prêt à tout pour l’acquérir  et le conserver, manipulateur parjure et menteur (il s’approprie des actions héroïques que d’autres ont accomplies) et c’est avec une délectation certaine qu’il place son sujet sous le verre grossissant de sa caméra : araignée vindicative et maléfique, Hoover apparaît comme une manière de malade mental qui tisse lentement mais sûrement la toile de sa paranoïa (combattre la subversion, réelle ou supposée, ficher la population, espionner et constituer des dossiers secrets) mais aussi comme un calculateur froid et lucide dans son entreprise de survie permanente, quitte à nier certaines réalités (comme l’existence du crime organisé, dont le film ne parle d’ailleurs qu’en passant). On peut même voir dans le jeu de fascination et de répulsion que le personnage inspire, et quelque répugnance que l’on nourrisse à son égard, une forme de figure shakespearienne mêlant la médiocrité d’un Macbeth à la perversité de sa lady en un tout non dénué d’une ambiguïté sexuelle qui convient particulièrement bien ici. Cependant, plutôt que de se prononcer sur l’homosexualité réelle ou supposée de Hoover, le cinéaste préfère, et on le comprend, renforcer la déroutante singularité de son personnage en jouant sur l’étrange triangle de fidélité inébranlable qu’il a composé jusqu’à la fin de ses jours avec son adjoint, Clyde Tolson, et sa secrétaire, Helen Gandy.
            Mais au-delà de l’analyse intime, c’est aussi la face obscure de l’histoire américaine qu’ Eastwood met en scène et dénonce en bon libertaire individualiste héritier des Pères fondateurs. Lui qui s’attaqua jadis aux mythes du western pour en faire ressortir les aspects les plus sombres (voir Impitoyable/The Inforgiven, 1992, notamment, mais aussi dès High Plains Drifter où un cavalier peut-être venu d’outre-tombe transforme, au sens propre du terme, une petite ville de l’Ouest en un enfer), décrit ici l’histoire de l’Amérique contemporaine comme une sorte de zone de non-droit en proie aux tentations les plus ténébreuses, et il le fait d'un point de vue politique que l'on pourrait qualifier de conservatisme jeffersonien. Il ne supporte pas que certaines valeurs soient battues en brèche, et ce n'est pas pour rien que son Hoover marque un très court temps d'arrêt devant un portrait de Washington à l'entrée du bureau de Nixon. Même s’il rachète en partie, et en partie seulement, son personnage une fois parvenu au crépuscule de sa vie, c’est en l’abandonnant toutefois au milieu d’un champ de ruines (décrit en quelques images d’archive) après avoir mis en pièces le rêve américain. Ce qui, à ses yeux, ne se pardonne pas.

2 commentaires:

  1. Il est sans doute inconscient et prétentieux de vouloir tenter un commentaire après avoir lu une critique aussi érudite...Cependant, je vous trouve un peu sévère car j'ai éprouvé une telle jubilation à la projection de ce film ( « le plaisir du texte ») qu'il faut que j'essaie de l'expliquer. Ce film : quelle leçon de cinéma !
    -le montage : sans doute déroutant dans les premières minutes et propre à décourager le spectateur lambda mais après, quel plaisir à repérer les époques et à se retrouver dans ce labyrinthe
    -les gros plans : la plupart du temps les personnages ne sont éclairés que d'un côté ce qui est logique par rapport à leur place dans la lumière supposée naturelle mais n'est-ce pas pour mettre en évidence « la part d'ombre » des deux héros ? A la fin du film, lors de ce qui va être leur dernière conversation, ils sont pleinement éclairés comme s'ils avaient accepté leur part d'ombre autrement dit : n'ont-ils pas finalement accepté leur homosexualité ?
    -le noir et blanc et le traitement des ombres ne sont pas sans rappeler les leçons de l'expressionnisme allemand et m'ont fait penser « Au docteur Mabuse »
    -les plongées et contre plongées ne sont pas sans rappeler celles inventées par Sergio Leone dont Clint Eastwood fut l'un des acteurs
    -les mouvements de caméra : au milieu du film j'ai repéré un plan séquence travelling réalisé avec une steady cam digne d'un Stanley Kubrick et même les plus simples champs contre-champs ont une intensité que l'on ne retrouve pas chez les autres réalisateurs.
    M. Clint Eastwood est surprenant : qui aurait pu imaginer que cet acteur de série B pût tirer un tel profit de ses expériences cinématographiques et qu'il les transcenderait ?

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  2. Merci pour vos remarques tout à fait judicieuses.
    Il n’y a ni inconscience ni prétention à participer à une discussion constructive. Il est vrai que je n’ai pas été totalement convaincu par ce dernier film (j’aurais aimé l’être davantage), sachant de quoi Eastwood est capable et à l’aune de ses réussites majeures (et il en compte beaucoup dans sa filmographie). Je me demande même, comme je l’ai lu dans un hebdomadaire, si le sujet n’eût pas mieux convenu à un Scorsese (souvenons-nous de "Casino"). Tel quel, c’est un très bon film. Mais on est loin de la perfection de "Impitoyable", "Un Monde parfait", "Mystic River" ou "Gran Torino" (exemples parmi d'autres).

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