11 janvier 2012

Un MacGuffin en soutane.

            La Filmothèque de la rue Champollion propose ces jours-ci une courte rétrospective consacrée à Alfred Hitchcock forte d’une douzaine de films, la plupart assez connus (périodes anglaise et américaine confondues) mais dont un au moins, La Loi du silence (I Confess) est assez peu souvent projeté. C’est un film qu’Hitchcock tourna pour la Warner en 1952, juste après L’Inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train, 1951) et qu’il ne considère pas comme une grande réussite.
Sans doute ne s’agit-il pas en effet d’une de ses œuvres majeures, mais ce film, dont le projet remontait en fait à 1947 et qui connut bien des vicissitudes [1], nous intéresse aujourd’hui pour au moins deux raisons. La première tient à l’importance qui lui fut accordée par les jeunes critiques des Cahiers du Cinéma, qui établirent à cette époque (et non sans raisons d’ailleurs) le dogme de l’infaillibilité hitchcockienne; la seconde à ce qu’il illustre de façon particulièrement éclairante ce que peut être le suspense selon Hitchcock et les ressorts qu’il met en jeu.
L’équipe des Cahiers, sous la houlette d’André Bazin mais emmenée principalement par Eric Rohmer, nourrissait alors « une approche spiritualiste du cinéma » [2], en en privilégiant la dimension métaphysique. Si Roberto Rossellini, une autre de leur figure tutélaire, correspondait parfaitement à cette idée du cinéma comme « récit religieux du réel » [3], Alfred Hitchcock, dont l’enfance fut tout entière baignée par le catholicisme, pouvait d’autant mieux être appelé à la rescousse que La Loi du silence, par son sujet, par le choix de son personnage, par son titre même enfin, ouvrait une porte de la dimension d’un portail de cathédrale où tous ces jeunes gens épris de spiritualité ne manquèrent pas de s’engouffrer comme un seul homme. Ainsi, à partir d’un sujet relevant du cas d’école, François Truffaut pouvait-il traquer « tous les signes du récit religieux dans les scénarios d’Hitchcock » qu’Antoine de Baecque résume de la façon suivante : « le héros hitchcockien, par transfert de personnalité, incarne le mal d’un autre, d’un contre-type, du Mal. Il doit ensuite expier la faute de son double mauvais ; pour cela, il gravit un calvaire (sa punition), et à enfin la révélation : l’aveu, puis fait acte de contrition, ce qui le délivre du double, de cet autre diabolique qui le hantait » [4]. Quant à Chabrol et Rohmer, dans l’essai qu’ils consacrèrent au cinéaste un peu plus tard, ils n’hésitaient pas à évoquer à propos de ce film [5] la « tentation du martyre » et une « allégorie de la Chute » en parlant « d’une situation tragique digne de ce nom, ayant pour ressort, comme chez Bernanos, les pièges du sacrifice et de la sainteté ».
            Il est bien difficile de voir aujourd’hui dans La Loi du silence ce que les anticléricaux de Positif auraient alors pu appeler un tel fatras de bondieuseries. Certes Hitchcock donne ici et là une certaine coloration religieuse à son œuvre mais tout en la tempérant d’une bonne dose d’humour, voire en la pimentant « d’irrévérence et de quelques touches iconoclastes » [6], comme pour bien montrer qu’il n’est pas dupe et même s’il lui est arrivé, non sans rouerie (mais la rouerie fait partie des qualités hitchcockiennes), de conforter sur ce point certains de ses exégètes les plus zélés au cours des entretiens qu’il a pu leur accorder. Les moments les plus « religieux » du film (je pense notamment à ce plan où le prêtre remonte un trottoir avec au premier plan des sculptures illustrant un chemin de croix) sont pour le moins d’une grande lourdeur démonstrative qu’accentue encore l’interprétation sans nuance de Montgomery Clift. Tout cela paraît bien trop évident pour être honnête, tellement balisé (à l’image de ces flèches insistantes qui ouvrent le film et mène le spectateur vers le cadavre qui sera au centre de l’intrigue) que l’on se demande si Hitchcock ne veut pas nous dire que toute cette quincaillerie spiritualiste n’est là que pour la façade et que l’intérêt du film est ailleurs, dans la façon par exemple dont il met en place et développe son récit.
            Car en fait, et c’est le second (et principal) intérêt du film, Hitchcock nous propose là une brillante démonstration de  pur suspense  --  un exercice dont il est familier et où il excelle. L’état de prêtre catholique du personnage principal, s’il autorise toutes les exégèses religieuses qu’on voudra, n’est là que pour une raison élémentaire, aussi facile à comprendre qu’à résumer : sachant qu’un prêtre a recueilli la confession d’un assassin et qu’il est lui-même suspecté puis accusé du meurtre, que va-t-il faire ? On sait bien dès le début du film qu’il ne brisera pas le secret de la confession, ni maintenant, ni plus tard ; ni maintenant, car alors il n’y aurait plus de film (ou alors un autre film qui n’aurait plus rien à voir avec celui-ci) ; ni plus tard, car la façon dont Montgomery Clift campe son personnage, accablé par le poids « du sacrifice et de la sainteté », montre assez que le prêtre ira jusqu’au bout et, dès lors, l’enjeu pour le spectateur tient à la façon dont il sera reconnu coupable ou, au contraire, innocenté. Ce qui intéresse Hitchcock (et le spectateur avec lui), ce n’est pas le prêtre en tant que tel mais bien, pour reprendre sa célébrissime formule, en tant que MacGuffin, c'est-à-dire comme élément servant de prétexte au développement de l’intrigue et la menant jusqu’à son terme dans cette « dilatation de l’attente » [7] qui s’appelle le suspense. Le vrai coupable ayant été rejeté à l’arrière-plan et le faux coupable n’ayant d’autre intérêt que d’être un MacGuffin en soutane, c’est donc vers le policier qu’incarne excellemment Karl Malden que le cinéaste va dès lors se tourner, privilégiant son personnage et favorisant le jeu de l’acteur par ses choix de mise en scène et de montage, au détriment de Montgomery Clift [8].
            Dans un état avancé du scénario, le prêtre était déclaré coupable et pendu, mais la Warner (dont on imagine l’affolement) imposa à Hitchcock de modifier lui-même son script afin de le rendre plus acceptable par le public [9]. L’exécution du prêtre (son martyre en quelque sorte) aurait sans doute conforté les tenants d’une analyse religieuse du film, mais les solutions apportées par Hitchcock, pour artificielles et peu vraisemblables qu’elles soient (l’épouse dénonçant son mari in extremis) ne manquent pas d’efficacité dramatique, et la sortie du prêtre innocenté, filmée en travelling arrière lorsqu’il traverse la foule hostile et prête à le lyncher, ou la mort du vrai coupable dans une salle de spectacle vidée de ses fauteuils où Hitchcock joue habilement de l’espace et de la profondeur de champ, permettent au cinéaste (qui a toujours dénoncé ceux qu’il appelait les « vraisemblants ») d’apporter de brillantes réponses en termes de mise en scène  --  en même temps que d’affirmer (des Trente-neuf Marches/The Thirty-nine Steps, 1935, au Rideau déchiré/Torn Curtain, 1966) son goût pour les théâtres, leurs scènes et leurs coulisses,  considérés comme des lieux éminemment cinématographiques et synonymes de danger et de mort.   

[1] Voir sur ces questions le livre de Patrick McGilligan, Alfred Hitchcock. Une vie d'ombres et de lumière, Institut Lumière/Actes Sud, 2011.
[2] Antoine de Baecque, La Cinéphilie. Invention d'un regard, histoire d'une culture. 1944-1968, Fayard, 2003, réédition collection Pluriel, Hachette Littératures, 2005, p.118.
[3] Ibid.
[4] Ibid. p.117.
[5] Eric Rohmer et Claude Chabrol, Hitchcock, Classiques du Cinéma, Editions Universitaires, 1957, p.119.
[6] McGilligan, op. cit., p. 37.
[7] François Truffaut, Le Cinéma selon Hitchcock, Robert Laffont, 1966, p.53.
[8] Sur ces questions, voir McGilligan, op. cit., p.595 et sqq.
[9] Le prêtre avait aussi un enfant illégitime qui fut "remplacé" par une intrigue assez fade et filmé sans grande conviction et dont les éléments les plus scabreux précèdent l'ordination du prêtre.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire