9 janvier 2012

"Un trop plein de ciel".

Premières notes pour un éloge de Jeff Nichols.

            Il y a des films dont les décors, naturels ou non, comptent autant, sinon plus, que les actions qui les traversent : avant-hier, les constructions de l’expressionisme allemand des années 20 aux lumières violemment contrastées ; hier, John Ford en son jardin de Monument Valley ; aujourd’hui, Jeff Nichols s’appropriant les vastes paysages de l’Amérique provinciale.
            De ce très jeune homme (il est né en 1978), et à bien considérer Take Shelter aujourd’hui et son précédent et premier film (Shotgun Stories, 2007) où il parvient à chaque fois à mener son récit jusqu’à son point ultime de tension avec la plus grande économie de moyens (je ne parle pas de budget), on peut déjà penser qu’il sera l’un des cinéastes majeurs de sa génération. Rarement en effet aura-t-on rencontré réalisateur aussi jeune faisant preuve d’entrée de jeu d’autant de maîtrise et de maturité tant au niveau de l’écriture du scénario (il est l’auteur complet de ses films) que de la mise en scène.
            Une mise en scène précisément qui refuse presque véhémentement toute complaisance ou effet facile, Nichols allant en cela à rebours de bien de ses confrères actuels. Comme pouvait le faire en son temps un Fritz Lang [1], avec lequel il partage une vision très architecturée du monde, il privilégie le plan comme unité stylistique et organise de façon exemplaire l’espace et le placement des acteurs à l’intérieur du cadre. Rares sont ses mouvements d’appareils (quelques travellings qui détaillent une rue ou un paysage, de légers recadrages ici et là) mais que leur rareté même rend d’autant plus nécessaires. Tout se passe comme si le jeune cinéaste savait déjà d’instinct que, plutôt que le brio ostentatoire, compte bien davantage le soin extrême mis dans le choix et le repérage des lieux avec lesquels le récit va devoir faire corps. 
            Aussi, d’une remarquable cohérence, Jeff Nichols reprend-il ici un décor très similaire à celui de Shotgun Stories, et bien qu’il s’agisse de deux régions différentes : le sud et l’Arkansas dans l’un, l’extrême nord-est du Middle West et l’Ohio dans l’autre. C’est à dire dans les deux cas de vastes territoires qu’il cadre en large plans d’ensemble, paysages avec un « trop plein de ciel » [2], sans limites, où se mêlent les éléments constitutifs de la pastorale américaine, terres vierges mais aussi terres cultivées, espaces libérateurs historiquement chargés de tous les espoirs d’une Amérique conquérante. Mais cependant, très vite, l’espace, avec son ciel trop grand et porteur de vertiges, s’impose comme une menace : quitter son foyer, sa maison-cocon où, dans Shotgun Stories, les trois frères mal-aimés s’entassent, c’est prendre le risque de se confronter au monde et de faire exploser la cellule originelle : l’un des trois frères y laissera la vie et, après l’épreuve, les deux survivants se retrouveront certes en paix, mais pour combien de temps ?
            Le Curtis LaForche de Take Shelter, lui, radicalise la position et choisit de s’enterrer au sens propre du terme. Sans doute le personnage traverse-t-il un « épisode psychotique », comme il le dit lui-même à une psychologue médusée, et rarement cinéaste aura aussi bien su rendre la descente aux enfers d’un esprit malade. Car Curtis, dont un de ses amis dit envier la vie en apparence heureuse et équilibrée, glisse sur le fil d’un rasoir de plus en plus tranchant. Les délires et les hallucinations qui succèdent aux cauchemars l’amènent progressivement à un repli sur soi qui aboutit à une obsession de l’enfermement telle qu’il finit par tout lui sacrifier  --  relation sociales, emploi et même famille.
            Ainsi Jeff Nichols place-t-il très clairement l’unité familiale au centre de ses récits. A sa famille éclatée, Boy, le frère pacifique de Shotguns Stories, répond en choisissant à la fin du film de devenir le gardien de son frère. Curtis, dans Take Shelter, et après que son propre frère a cherché à lui manifester maladroitement sa sollicitude, pousse la logique au paroxysme en agrandissant son abri pour protéger sa famille d’un cataclysme qu’il pressent. Parce qu’ils évoluent dans un monde sans cesse plus dangereux et incertain, les personnages de Jeff Nichols tâtonnent et se cherchent, ou encore se construisent des refuges pour échapper aux dangers (réels ou supposés) qui les menacent, au risque d’y perdre la raison.
            C’est paradoxalement au sein même de la famille que trouve son origine cette sorte de folie que Son, devenu un bloc de haine, effleure dans Shotgun Stories,  mais dans laquelle Curtis pénètre de plain pied dans Take Shelter. Comment ne pas voir ici, comme chez Faulkner, et dans le même contexte d’une Amérique profonde, des sujets de tragédies universelles qui plongent leurs racines au cœur le plus noir de notre humanité et superbement adaptés à d’autres temps et d’autres lieux ? Comment ne pas voir la marque puissante des malédictions les plus anciennes dans ces fils désaccordés réunis à défaut d’être unis autour de la dépouille d’un père, dans cette mère haineuse porteuse de malheur, dans ce combat absurde que se livrent des frères comme prisonniers d’une haine ancestrale (Shotgun Stories) ou encore dans cette autre mère emmurée dans sa folie (mais que les temps modernes définissent en termes cliniques : schizophrénie paranoïde) et qui pèse de tout son poids sur le destin de Curtis (Take Shelter) ? Il y a là comme un fatum inéluctable qui prend une dimension apocalyptique où les éléments sont convoqués pour une sorte de déchaînement exterminateur, et à ce désordre d’un monde désormais « hors de ces gonds » répond le bruit et la fureur d’un esprit profondément troublé.
            Mais cette dévastation intérieure, que Curtis attribue possiblement à quelque hérédité familiale, vient aussi de la lente décomposition du corps social, et Nichols, procédant par petite touche au détour d’un dialogue ou d’un regard, sans insister, presque en passant, inscrit aussi son récit dans une réalité sociale minutieusement décrite. La religion pèse certes de tout son poids dans cette Amérique provinciale (le père de Shotgun Stories est un alcoolique rédimé par la foi, on dit le bénédicité et il est fait allusion à la messe dans Take Shelter) mais bien plus encore les préoccupations quotidiennes, enracinées dans la vie professionnelle et les rapports sociaux. Il est question d’augmentation de salaire, de mutuelle, d’emprunt ou de licenciement, et les catastrophes que doivent affronter les personnages passent aussi par leur incapacité à faire face à un monde réel vécu comme une menace. Le plus jeune des frères de Shotgun Stories, celui qui aimerait épouser sa petite amie mais craint de ne pas pouvoir bien s’occuper d’elle et même de la tromper, s’enferme métaphoriquement dans sa tente, et il n’est pas très différent de Curtis qui choisit de se réfugier dans son abri souterrain. Cette volonté de rupture ici affichée reprend et prolonge ce désir de fugue de l’homo americanus qu’illustra en son temps le McMurphy de Vol au-dessus d’un nid de coucou (le livre de Ken Kesey puis le film de Milos Forman), personnage qui trouve un refuge dans la folie tandis que l’indien Big Chief, dans une splendide métaphore, part rejoindre les vastes terres de son peuple.
            Ce qui nous ramène à ces grands espaces où Jeff Nichols enracine ses récits, cet univers sans autre limite que l’horizon, cet espace tout de liberté tourné vers l’avenir et qui tourne le dos au passé. Mais le beau rêve d’une Amérique conquérante s’est changé en cauchemar, et c’est aussi le sens de Take Shelter. Quand jadis l’ouverture des grands espaces s’entendait comme une réponse à la peur de l’enfermement, aujourd’hui l’enfermement répond aux sourdes angoisses que véhiculent le trop plein de ciel des grands espaces. Aussi le retour à la cellule familiale devient-il une réponse aux terreurs extérieures, et Take Shelter se clôt sur l’imperceptible approbation non pas du pressentiment d’une fin inéluctable mais du retour à une unité familiale retrouvée et prête à affronter les catastrophes à venir.
[1] Un discret salut, au-delà de la mort, à Gérard Legrand et aux notes "élogieuses" qu'il consacra jadis à Fritz Lang dans la revue Positif.
[2] J'emprunte cette formule au titre français du roman noir de Robert Sims Reid Big Sky Blues (titre qui conviendrait aussi admirablement à chacun des deux films) qui s'enracine, lui, dans le Montana profond.

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