7 janvier 2012

Retour sur "La Rivière de nos Amours".

            Le Studio Action de la rue Christine propose une réédition en copie neuve de La Rivière de nos Amours (The Indian Fighter, 1955) d’André de Toth, le quatrième borgne d’Hollywood, les trois autres, bien plus connus, étant John Ford, Fritz Lang et Raoul Walsh [1]. Il est aussi un de ces cinéastes que l’on appelle communément un « petit maître », c'est-à-dire un réalisateur non dénué de talent, capable de réussir un excellent film ici ou là, mais en général perdu au milieu d’un océan de médiocrité. De Toth (1912-2002) bénéficie cependant d’une certaine aura due, d’une part à de très fortes amitiés françaises (celle de Bertrand Tavernier entre autres), et d’autre part à la publication de ses mémoires en  1998 et de deux entretiens avec le journaliste Philippe Garnier réunis en volume, le tout édité sous les auspices de l’Institut Lumière de Lyon [2] .
            On aurait cependant grand tort de s’enthousiasmer plus de que raison pour un western, certes de qualité, mais qui suscitat jadis des commentaires nettement excessifs. Ecrire, comme le fit en son temps Patrick Bureau dans un ouvrage collectif consacré au western, que La Rivière de nos Amours est « l’un des plus beaux poèmes panthéistes que le western nous ait donné, où la nature fond(e) en un seul élément indiens, cow-boys, arbres et rivières » ne paraît guère convenir à un film certes presque entièrement tourné en extérieur mais où, malgré tout, on peine à retrouver ce sens de la nature qui habitait un Anthony Mann par exemple (« le plus virgilien des cinéastes », comme disait Jean-Luc Godard du temps qu’il était critique). Quant à « la splendide scène d’amour dans la Rivière », c’est assez vainement qu’on en cherche « l’érotisme sylvestre » [3] (en dépit des charmes très palpables d’Elsa Martinelli) tant elle est courte et assez platement filmée  --  mais sans doute , en ces temps plus retenus, en fallait-il moins pour enflammer l’imagination des spectateurs.
            Mais il ne faudrait pas pour autant enterrer sous trop d’ironie un film où l’on distingue quelques beaux moments de cinéma et notamment un de ces longs panoramiques circulaires dont de Toth était friand, qui part d’un paysage crépusculaire en plan d’ensemble pour s’achever sur un plan moyen de Kirk Douglas après avoir décrit la vie d’un camp de pionniers à l’heure vespérale. Me semble également intéressant ce personnage de militaire (interprété par Elisha Cook, le petit tueur falot du Faucon Maltais, de John Huston) qui photographie avec frénésie (et à la chambre, bien sûr) paysages, scènes de genre et attaques indiennes, avec le souci de porter témoignage à la façon d’un Edward Curtis ou d’un Carleton Watkins. Ce que ne manque pas de lui reprocher l’homme de l’Ouest et de la nature qu’incarne Kirk Douglas (en donnant à voir la beauté des paysages, lui dit-il en substance, il ne manquera pas d’attirer davantage de pionniers qui finiront par détruire l’Amérique sauvage) tout en l’encourageant malgré tout à poursuivre son œuvre de témoignage puisque, l’Histoire étant en marche, rien n’arrêtera le progrès de la soi-disant civilisation.
            Quant à la dimension humaniste et nettement pro-indienne du film (les bad guys sont deux blancs avides d’or), il s’inscrit dans ce qui était alors la nouvelle approche du cinéma américain dans le sillage de La Flèche Brisée, de Delmer Daves (Broken Arrow, 1950). Les propos rassurants de Kirk Douglas incitant le vieux chef indien à la modération pour mieux assurer la survie de son peuple paraissent aujourd’hui bien naïfs  --  pas seulement aujourd’hui d’ailleurs, quand on se souvient du Bronco Apache (Apache), de Robert Aldrich, réalisé un an auparavant (1954), et dont l’approche était autrement plus radicale et amère [4].  Aldrich, il est vrai, était alors un des rares cinéastes américains à se positionner clairement « à gauche ».
            Le vrai grand western  d’André de Toth est en fait et incontestablement La Chevauchée des Bannis (Day of the Outlaw), réalisé quatre ans plus tard (1959) et qui est quasiment son dernier film hollywoodien. Ce western neigeux, filmé en noir et blanc, loin de privilégier les grands espaces traditionnels, enferme ses personnages dans un huis-clos dépouillé (Bertrand Tavernier, dont de Toth est un des « amis américains », parle de western dreyerien) tout entier tendu par une attente interminable et ponctué de rares moments de violence (la bagarre, le bal). Le tout, avec son héros fatigué et guère attachant et ses méchants pittoresques, annonce l’évolution crépusculaire du western  --  on songe, la présence de Robert Ryan aidant, à Peckinpah bien sûr, mais aussi au western italien qui ne va pas tarder à faire son apparition, et notamment au Corbucci [5] de Django (1966) et du Grand Silence (1968), si l’on veut bien me pardonner ce rapprochement que d’aucuns jugeront iconoclaste.
            Mais le maître-film de de Toth est peut-être celui qui fut aussi son dernier et qui est sans doute le moins connu et assurément le plus sous-estimé de tous, Enfants de salauds (Play Dirty, 1968), qu’il tourna après plusieurs années de retraite dorée en Italie (où il co-réalisa mollement quelques péplums rien moins que mémorables) pour le compte de l’anglais Harry Saltzman, l’heureux producteur des premiers James Bond. Ce récit de guerre, admirablement filmé (avec Michael Caine, Nigel Davenport et Nigel Greene), paraît suivre la mode des films de commando initiée par Aldrich et ses Douze Salopards (The Dirty Dozen, 1967) mais en refuse toutes les facilités pour mieux s’attacher à la description d’une non-humanité glacée et réduite à ses seuls actes. Loin de tout héroïsme de pacotille, de Toth présente la guerre comme une chiennerie où tous les coups sont permis, où la couleur des uniformes devient une valeur très relative et qui élève cynisme et amertume au rang des beaux-arts (le titre original est à cet égard éloquent). Voilà un film admirable et ignoré (sauf de Martin Scorsese dont il est un des « plaisirs coupables ») qui mériterait bien une reprise en salle.



[1] Auxquels on pourrait ajouter Tex Avery si l'on ne classait pas le cinéma d'animation à part.
[2] André de Toth, Fragments. Portraits de l'intérieur, Institut Lumière/Actes Sud, 1998, et Philippe Garnier Bon pied, bon oeil, Institut Lumière/Actes Sud, 1993.
[3] Patrick Bureau, in Le Western (collectif), 10X18, Union Générale d'Editions, 1966, p.241.
[4] Et encore plus amère et radicale puisque, à l'origine, l'indien Massaï (Burt Lancaster) devait être abattu. Les producteurs imposèrent une autre fin contre la volonté d'Aldrich et de Lancaster. Mais, on va le voir, de Toth, lui, prendra sa revanche en termes d'amertume et de radicalité dans son dernier film, Enfants de salauds.
[5] Autre borgne, mais de Cinecitta cette fois!

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