11 février 2012

En de douteux combats.

La Taupe (Tinker, Taylor, Soldier, Spy), de Tomas Alfredson.
            « Il avait perdu sa magie », écrit de son personnage principal (un comédien), Philip Roth à l’ouverture de son dernier roman Le Rabaissement [1]. Perdre sa magie, son élan, n’est-ce pas ce qui menace un jour ou l’autre tout artiste, acteur, cinéaste, peintre, écrivain, que sais-je encore ? La sortie du film de Tomas Alfredson La Taupe nous rappelle à point nommé que la formule imaginée par Roth (à sa propre intention ?) convient admirablement à John Le Carré, l’auteur du livre à l’origine du film, qui, depuis un peu plus de vingt ans maintenant, semble avoir perdu ses repères. De l’habileté, du métier, du savoir-faire, une inspiration parfois encore heureuse ici ou là, admettons; mais de magie, point, sans doute disparue du côté de Berlin, avec les débris du Mur, en 1989 ou peut-être un peu plus tard.
            De son premier roman en 1961, L’Appel du mort, jusqu’à La Maison Russie en 1989, John Le Carré aura été le grand écrivain de la guerre froide, un domaine où la concurrence n’a pas manqué mais dont il fut indiscutablement le chroniqueur le plus convaincant et le plus fascinant. Le plus magique donc.
            Le personnage qui deviendra récurrent dans toute une partie de son œuvre (jusqu’au Voyageur secret, en 1990, où il en recycle un peu laborieusement les restes), il l’a imaginé dès la première ligne du premier chapitre de son premier roman  --  George Smiley, fonctionnaire ordinaire du renseignement, d’une « banalité stupéfiante », d’un « caractère paisible », affublé de « costumes dénués de toute élégance », antihéros presque anonyme « dont on ne connaissait ni l’école d’où il était sorti, ni les parents, ni le régiment, ni la profession, et qui n’était ni riche ni pauvre, (voyageant) sans étiquette dans le fourgon de queue de l’express social », bref : « un ballot égaré, que personne ne vient réclamer sur l’étagère poussiéreuse des nouvelles de la veille », affligé au surplus d’une épouse trop jeune, trop belle, d’un milieu social trop supérieur au sien et qui ne cesse de le tromper.
            Occupant d’un roman à l’autre tantôt l’avant-scène, tantôt l’arrière-plan, Smiley est au centre de la trilogie dite, précisément, « de Smiley », dont La Taupe (1974) constitue l’introduction, Comme un collégien (1977) le développement et Les Gens de Smiley (1979) la conclusion. On y suit le combat aussi obscur qu’impitoyable que se livrent les services de renseignements britanniques et soviétiques  --  et surtout l’étrange duel à distance, teinté d’une ambiguïté fascinante, qui oppose Smiley  à son alter ego russe, Karla. Le tout dans une atmosphère grise, au sein d’un monde flottant et flou où chacun peut trouver « l’occasion de faire, dans le mystère des comportements humains, des incursions théoriques régies par l’application pratique de ses propres déductions » [2].
            Rien de moins spectaculaires, et donc de moins cinématographiques, que les intrigues imaginées par Le Carré (celle de La Taupe s’inspire de l’affaire Philby) où l’on agit moins que l’on parle et où tout se noue et se dénoue dans le huis-clos d’une salle à la décoration vieillotte mais sécurisée de tous côtés, autour d’une simple table de conférence, ou bien parmi les dossiers poussiéreux d’une salle d’archives au dédale kafkaïen.
            Ce n’était donc pas un pari gagné d’avance que de s’attaquer à une forme de récit d’espionnage qu’on pourrait qualifier d’« historique » et la première qualité du film de Tomas Alfredson tient justement à la reconstitution de ce monde pré-numérique qui n’a guère inspiré le cinéma jusqu’ici [3]. Tout ici baigne dans une grisaille glauque, qu’on se trouve à Londres, Istanbul ou Budapest, un décor uniforme où, non pas des personnages mais plutôt des pantins ou, plus justement encore, des pions mènent une sanglante danse de mort. Tous les choix du cinéaste vont dans le même sens, celui d’une sorte d’authenticité fantasmée : des images aux tonalités soigneusement désaturées, des costumes sans éclats, des décors impersonnels et fanés  --  le tout reflet d’un quotidien sans grandeur où l’on se livre dans le plus grand anonymat de douteux combats. Le scénario déroule ses méandres avec lenteur et circonspection, sans jamais élever la voix mais implacablement.
            Tout nous ramène ici dans un passé que, moins de quarante ans plus tard, on doute d’avoir connu. On est loin des aventures high-tech qui inondent les écrans contemporains, et certains pourront trouver ces péripéties d’un autre âge trop lentes, trop compliquées et devenues étrangères à nos préoccupations. La fascination opère pourtant et c’est avec un regard d’entomologiste qu’on observe ces personnages opaques qui s’épient, se jaugent et se détruisent dans une partie d’échecs planétaire jouée comme au ralenti par des adversaires éloignés mais qu’une même vision du monde autistique rapproche.
Alfredson rend très bien compte de ce paradoxe qui nourrit l’univers de Le Carré et qui veut qu’une intrigue à l’échelle du monde s’organise, se déploie et se résolve dans des lieux clos, mal éclairés et vétustes, peuplés d’employés aux manches de lustrine et de vieilles filles vêtues de tweed. Univers claustrophobe condamné à la clandestinité et comme privé de regard où chacun hésite et tâtonne en quête d’une vérité qui sera toujours, quoi qu’il arrive, toute relative. Ce n’est pas pour rien que Smiley porte de grosses lunettes à double-foyer et qu’on le saisit en pleine consultation chez un opticien. Le vainqueur du combat qu’il mène, combat souterrain peuplé de taupes, aveugles comme chacun sait, et vivant dans l’obscurité de la terre, sera celui qui voit non pas le mieux mais le moins mal. Combat très ambigu en somme, qui brille surtout par une manière d’absurdité, où l’Est peut valoir l’Ouest, et réciproquement, où toute cause paraît douteuse et toute victoire incertaine. Comment ne pas citer ici cette scène où, au cours d’une fête de fin d’année du service de renseignements, un père Noël à tête de Lénine entonne l’hymne soviétique que tous les employés reprennent en chœur dans un moment stupéfiant où se mêlent dérision, cynisme et confusion.  A la fin de la trilogie, une fois Karla vaincu, quand Peter Guillan, son fidèle lieutenant que joue ici Benedict Cumberbatch (le Sherlock Holmes de l’excellente série de la B.B.C.), lui dit : « - Georges, vous avez gagné », Smiley répond simplement : « - Vous croyez ? Oui. Oui, ma foi, je pense que oui ». Le Carré a dit un jour que les services de renseignements étaient l’inconscient de nos démocraties et il y a bien dans cette réponse hésitante comme une fêlure dans laquelle s’engouffrent toutes les incertitudes de la psyché occidentale.
            Mais sans doute Tomas Alfredson n’aurait-il pas gagné son pari d’aussi belle façon sans les comédiens qu’il est parvenu à réunir et qui tous donnent vie et épaisseur à leurs personnages en choisissant de s’oublier eux-mêmes et de se fondre dans une masse d’une indistincte banalité. Colin Firth, John Hurt, Toby Jones, Benedict Cumberbacht, Mark Strong et les autres, tous sont excellents, mais comment ne pas distinguer Gary Oldman dont le jeu tout à la fois proche et distant, subtil et marmoréen, permet à John Le Carré, le temps d’un film, de retrouver toute sa magie.

[1] Gallimard, 2011.
[2] Pour toutes les citations, John Le Carré, L'Appel du mort, in Oeuvres, Bouquins, Robert Laffont, 1991, pp.3 et 4.
[3] Je retiendrai deux films dont je garde un bon souvenir, lointain pour L'Espion qui venait du froid/The Spy who Came in front the Cold (Martin Ritt, 1965), plus récent pour M15 demande protection/The Deadly Affair (Sidney Lumet, 1966), adaptation morne et désolée (donc bien dans le ton) de L'Appel du mort. Il faut citer également Smiley's People, mini-série produite par la B.B.C., interprétée par Alec Guinness dans le rôle de Smiley et qui adapte le premier et le dernier roman de la trilogie.

2 commentaires:

  1. Il m’a semblé voir (sur une quatrième de couverture ?) cet ensemble de romans décrit sous l'intitulé « la trilogie de Karla », plutôt que la trilogie "de Smiley" (lequel est certes central dans les trois livres, mais également présent dans d'autres).

    Je vous trouve injustement sévère envers les œuvres de Le Carré après la guerre froide. Certes, il s’éloigne du roman d’espionnage traditionnel (dont il avait au demeurant déjà très finement subverti les codes) ; cependant Le Carré y poursuit de façon talentueuse et fort intéressante (et qui va bien au-delà de l'«habileté» dont vous le gratifiez non sans un brin de condescendance) son exploration à la fois stylistique, psychologique et narratologique, le thème récurrent étant le brouillage entre vérité et illusion, entre rationalisme et folie -- la narration constituant d’ailleurs, à ce titre, une mise en abyme de l’objet-roman en lui-même.

    J’ai apprécié, tout comme vous, le soin apporté à la reconstitution historique et à la photographie ; je ne suis pas sûr de vous suivre, toutefois lorsque vous vous réjouissez de ce qu'on soit "bien loin des aventures high-tech". Tout d'abord parce que la période des années 1970, pour n’être pas la plus convoitée des cinéastes, n’est pas si absente que cela des écrans (on pensera notamment à la série britannique Life On Mars, ou à des films récents tels que The English Job ou American Gangster). Mais aussi et surtout parce que les romans de Le Carré _sont_ absolument "high tech" et l'ont toujours été, au fil des derniers développements techniques en date. Il me semble même que c'est dans Comme Un Collégien que le traitement/restitution d'une piste sonore s'avère capital pour l'intrigue. Alors certes, la technique est hautement réaliste (et donc souvent frustrante), loin du clinquant d'un James Bond, mais il me paraîtrait déplacé dans le cas présent de verser dans l'image nostalgique et illusoire de je ne sais quel "paradis perdu" pré-numérique.

    J'avoue avoir été seulement en partie convaincu par cette adaptation. Il ne suffit pas d'aligner des plans fixes d'un Gary Oldman les yeux dans le vague, pour camper un personnage (d'ailleurs assez éloigné de celui du roman, où il est décrit comme assez corpulent, pas particulièrement fin stratège, mais amateur de poètes pré-romantiques allemands). Les autres personnages sont à l'avenant (particulièrement Peter Guillam qui n'est ici guère mieux qu'un jeune "sidekick" sans grande épaisseur), et les quatre "taupes" potentiels apparaissent si souvent juxtaposés qu'ils en viennent à perdre toute identité individuelle.

    La recherche d'une teinte et d'une ambiance est ici palpable (et louable), et le rythme de sénateur convient tout à la fois au personnage de Smiley et à l'écriture de John Le Carré (lequel semble avoir accepté de soutenir le film, au point même d'y faire une apparition dans la scène de réveillon que vous évoquiez). Cependant, outre la simplification excessive des personnages, le film me semble poser un problème global de construction : à partir du flashback à Istanbul, le récit se met à patauger sévèrement (on ne verra d'ailleurs quasiment plus Guillam), les scènes se rallongent et ne semblent que maladroitement compensées par des ellipses peu judicieuses. Smiley passe d'une hypothèse à une autre sans guère de motivation (et c'est là que le célèbre monologue intérieur à la Le Carré fait gravement défaut), et l'on en vient à attendre la conclusion par pure convention, simplement "parce qu'il en faut une". (Cet aspect laborieux trouvera son point culminant dans la "chanson de fin", aussi dispensable que contre-productive.)

    Bref, le début fort prometteur me semble desservi par les quarante dernières minutes, au point que les acteurs n'ont plus guère de chance de faire valoir leur talent pourtant incontestable.

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  2. Merci, mon cher Valentin, pour vos commentaires toujours très stimulants.
    Quelques rapides observations si vous le voulez bien :
    - Trilogie de Smiley ou de Karla ? Les deux se disent semble-t-il (« Livre-Hebdo » précise dans son article consacré au film : « la trilogie de Smiley, également appelée trilogie de Karla ») : chacun choisira donc le raccourci qui lui conviendra le mieux, et tout le reste n’est que très subtil encodage de diptère.
    - Il ne viendrait à l’idée de personne de parler de condescendance quand je salue l’habilité professionnelle de mon dentiste : pourquoi n’en serait-il pas de même pour un écrivain ?
    - Je dois dire que l’exploration narratologique et la mise en abyme de l’objet-roman en lui-même des derniers livres de Le Carré m’avaient échappées (je cherche sans doute mes plaisirs littéraires ailleurs). J’ai toujours pensé qu’un habile (aie !) exégète pouvait facilement faire une brillante analyse paradigmatique de la présence récurrente des couvre-chefs (et notamment des képis de gendarmes) dans l’œuvre cinématographique de Jean Girault.
    - Je vous trouve enfin bien sévère (et un brin condescendant) pour un film qui ne me paraît pas mériter semblable indignité. Mais ce n’est que mon avis.

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