9 février 2012

Un expressionnisme burlesque.

La Poupée (Die Puppe), de Ernst Lubitsch (1919).
            La belle surprise que voilà ! Une rareté [1] d’Ernst Lubitsch datant de 1919 et qu’Arte (la seule chaine de télévision à proposer régulièrement, mais à des heures tardives, des films muets) vient de diffuser dans une splendide copie teintée restaurée par la Friedrich-Wilhelm-Murnau-Stiftung dont je me permets de souligner ici l’importance du travail depuis bien des années maintenant. C’est grâce aux efforts infatigables de cette fondation que l’on sait aujourd’hui, à force de reconstruction et de restauration des grandes œuvres du cinéma allemand muet, que de 1918 à 1930, l’effervescence créatrice et l’inventivité technique, c’était alors du côté de l’Allemagne qu’il fallait aller les chercher.
            La carrière cinématographique d’Ernest Lubitsch (né en 1892), à coup sûr un des plus grands cinéastes de la première moitié du XXème siècle, se divise en deux grandes périodes : les années allemandes d’abord (de 1913 à 1922) où Lubitsch, après une formation théâtrale aux côtés de Max Reinhardt qui dirige alors deux des plus grandes scènes de Berlin (le Deutsche Theatre et le Kamerspiele), fait d’abord l’acteur avant de passer rapidement à la mise en scène : période de rodage en quelque sorte, où Lubitsch réalise un nombre important de films (dont beaucoup ont disparu), notamment de grosses productions historiques (La Dubarry, 1919, Anna de Boleyn, 1920, ou La Femme du Pharaon, 1921) et surtout des comédies, mais aussi période où le cinéaste réalise ses premières œuvres majeures  --  certaines longtemps considérées comme perdues mais qu’un patient travail de recherche et de restauration nous permet de redécouvrir peu à peu ; les années américaines ensuite (de 1923 à sa mort prématurée en 1947), quand il rejoint Hollywood à la demande de Mary Pickford (les cinéastes et techniciens allemands étaient alors très recherchés) et où il ne produira plus que des comédies, certaines historiques, d’autres musicales, d’autres encore mêlant les deux dans des reconstitutions plaisamment fantaisistes. C’est sans doute sa période la plus brillante (mais on aurait grand tort de sous-estimer la période allemande) où, pour reprendre ses propres termes, il dit « good-bye slapstick [2] and hello nonchalance » et met en place la fameuse Lubitsch touch, mélange d’élégance, d’humour et de cocasserie, avec une pincée de scabreux, et qui n’insiste jamais mais préfère suggérer et faire de l’intelligence du spectateur le complice de la comédie.
            Mais revenons à La Poupée, « quatre actes drôlatiques sortis d’une boîte à joujoux » comme le dit un carton du générique, réalisé donc en 1919 et où Lubitsch apparaît en personne dans la séquence d’ouverture. Il y est une sorte de démiurge débonnaire qui sort, précisément d’une boîte de jouets, accessoires, éléments de décor et personnages, et les met en scène à la façon d’un marionnettiste qui s’en va tirer les fils de son petit théâtre. Plus ou moins adapté d’Hoffmann et des jeux qu’inspire Olympia, l’automate de « L’Homme au sable », le film raconte l’histoire de Lancelot, une sorte de benêt à la mère castratrice, que son oncle, le riche baron de Chanterelle, veut marier pour en faire son héritier. Lancelot, poursuivi par toutes les jeunes filles de la contrée, se réfugie dans un monastère auprès de moines gras et gourmands qui lui conseillent de tromper son oncle en épousant une des poupées mécaniques que construit le bien nommé professeur Hilarius à l’intention « des célibataires, des veufs et des mysogines » (sic). Suite à une série de quiproquos et de malentendus, c’est la fille du professeur et non l’automate construit à son image que Lancelot finit par épouser à la satisfaction générale.
            Le film, qui appartient d’évidence aux réussites de son auteur (sous des dehors modestes et en dépit d’une durée d’à peine soixante-cinq minutes), étonne d’abord par sa conception plastique. Avec ses décors géométriques en carton-pâte et ses costumes parfois extravagants,  il se rattache à une curieuse forme d’expressionisme mâtinée de fantaisie à la manière du Méliès des Quatre cents farces du diable (1906). Il n’est pas aussi absurde que le pense Francis Courtade [3] de parler ici d’expressionnisme, d’autant que le professeur Hilarius, atteint de somnambulisme et errant sur les toits à la clarté de la lune, n’est pas sans évoquer un Caligari comique et qu’on songe plus d’une fois au Golem, de Paul Wegener et Carl Boese (1920). Mais si l’on peut parler ici d’expressionnisme, c’est d’un expressionnisme burlesque qu’il s’agit, une forme de grotesque [4] que le cinéaste utilise pour décupler les effets comiques de son récit et lui donner une tonalité originale.
            L’art de la comédie selon Lubitsch recourt d’abord au slapstick : le film proprement dit s’ouvre sur une glissade suivie d’une chute dans l’eau, l’apprenti du professeur Hilarius détruit des piles de vaisselle et Lancelot poursuivi par ses quarante fiancées annonce Buster Keaton traqué par des régiments de policiers trois ans plus tard dans Cops (1922). Mais Lubitsch passe très vite d’un comique de situation à un comique de caractère et même (aussi étrange que cela puisse paraître dans un film muet) de mots. On entre dans une nouvelle dimension qui, sans abandonner pour autant les ressources du burlesque, pose les bases de son cinéma à venir, celui du « good-bye slapstick and hello nonchalance ». Le personnage de l’apprenti du professeur Hilarius est à cet égard intéressant : gamin gaffeur et déluré, volontiers insolent, il met à mal les objets du quotidien tout en philosophant lugubrement sur les misères de l’existence et s’adresse directement à la caméra (comme le fera bien plus tard Maurice Chevalier dans Une Heure près de toi/One Hour with You, 1932), prenant le spectateur pour témoin et le faisant entrer de plain pied dans la comédie.
            Lubitsch pose également les jalons de ce jeu sur les apparences qu’il développera par la suite, et notamment de façon particulièrement brillante dans To Be or Not to Be (1942) [5]. Des moines papelards dissertent sur la dureté des temps où argent et nourriture se font rares mais s’empiffrent sans vergogne, puis s’enrichissent en dépouillant Lancelot et jettent enfin des regards concupiscents sur la séduisante poupée mécanique. La poupée, précisément, n’est pas ce qu’elle prétend être et deux hommes peuvent à l’occasion se transformer en jouets le temps d’une partie de ballon.
            Reste enfin ce comique verbal à l’élégance légèrement scabreuse, très étonnant dans un film muet où certains intertitres annoncent ces dialogues brillantissimes que Lubitsch cisèlera pour ses films parlants (et dont, une fois encore, Billy Wilder saura être l’héritier). On y joue sur les mots quand deux personnages se saluent à coup de titres pompeux et à rallonge comme les aime la langue allemande : « - Auf Wiedersehen, Frau Bizeroberzollinspektorsecretär. – Gute Nacht, Frau Unterkassenrevisionssupernumerar»  [6]; on y joue sur les dialogues quand, dans des échanges typiquement lubitschiens, Lancelot annonce régulièrement qu’il doit « remonter » la mariée ou quand, au moment de la nuit de noce, à son oncle qui lui propose « quelques conseils », il répond, imperturbable : « Je te remercie mais j’ai le mode d’emploi ».
Chapeau bas, M. Lubitsch !

[1] Que l'on peut néanmoins trouver en DVD zone 1 chez Kino International.
[2] Le slapstick est une forme de comique visuel et physique avec force chutes, poursuites, bagarres, etc.
[3] Dans son livre, au demeurant très intéressant, Cinéma Expressionniste, Henri Veyrier, 1984.
[4] Au-delà de sa force comique, le grotesque peut déboucher sur l'étrange, l'angoisse, voire l'horreur, et appartient à ces accessoires de la peur qu'utilise une partie du cinéma expressionniste.
[5] Et que reprendra à son compte un Billy Wilder en digne héritier de Lubitsch.
[6] Ce que les sous-titres traduisent par: " - Au revoir, Mme le secrétaire du vice-inspecteur des douanes. - Bonne nuit, Mme le sous-vérificateur de caisse surnuméraire".

2 commentaires:

  1. Très intéressant billet, comme d'habitude.

    Pour information, le film est également présent dans l'excellent coffret "Lubitsch in Berlin" de l'éditeur anglais Eureka dans leur collection Masters of Cinema.
    Le coffret contient les mêmes titres que le coffret Kino, dans la même restauration de la Friedrich-Wilhelm-Murnau-Stiftung :
    - Ich möchte kein Mann sein (1918) ;
    - Die Puppe (1919) ;
    - Die Austernprinzessin (1919) ;
    - Sumurun (1920) ;
    - Anna Boleyn (1920) ;
    - Die Bergkatze (1921).

    Il était trouvable à prix très raisonnable jusque récemment mais il semble malheureusement épuisé.

    J'avoue ne pas encore avoir eu le temps de voir les films de ce coffret mais, suite à votre critique, je vais remédier de ce pas à ce manquement.

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  2. Merci pour ce commentaire et les précisions qui vont avec. Le coffret Lubitsch chez MK2 (qui propose les mêmes titres sans "Die Puppe") semble également épuisé. C'est d'autant plus regrettable que, d'une découverte à l'autre, on voit croître à tous égards l'importance de Lubitsch.

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