6 février 2012

Casanova dans tous ses états.

            La Bibliothèque Nationale de France, site Mitterrand, présente jusqu’au 19 février une exposition d’un grand intérêt consacrée à Giacomo Casanova. Juste de l’autre côté de la Seine, la Cinémathèque française vient tout juste de projeter le Casanova muet d’Alexandre Volkoff (1927). La Comédie Française enfin propose (jusqu’au 12 mars) une nouvelle mise en scène d’Alain Françon de la trilogie de la Villégiature d’un autre célèbre vénitien, Carlo Goldoni.
            Mais, mis à part le Casanova d’Alexandre Volkoff, quid du cinéma dans toute cette affaire ? Il y a d’abord que s’intéresser (même de près) au cinéma ne signifie pas s’intéresser uniquement au cinéma et que l’analyser et le disséquer sans savoir à l’occasion le rapprocher des autres arts et de la littérature risquerait de le réduire (et de réduire le regard de celui qui prétend l’étudier) à peu de chose. Il y a ensuite et surtout que l’exposition de la B.N.F. ouvre largement la voie au cinéma en diffusant à travers ses différentes salles des extraits de quatre films très différents les uns des autres mais qui tous proposent une approche personnelle et originale de Casanova, de sa vie et de son œuvre.
            Quelques mots pour commencer de l’exposition, encore visible quelques jours, et qui donne un portrait très complet du plus célèbre des Vénitiens. On peut y découvrir un nombre important de documents (tableaux, gravures, objets, lettres, etc.), et notamment d’étonnantes pages de son œuvre majeure, la seule qui soit passée à la postérité, ses Mémoires écrites directement en français (la langue du XVIIIème siècle) et dont les éditions Gallimard annoncent une édition définitive en Pléiade pour cette année. Mais, au-delà du personnage bien connu, du séducteur et de l’aventurier, c’est aussi un homme de son siècle que l’on découvre, grand voyageur, amateur de science et de magie, homme d’affaires et entrepreneur, homme de lettres et de culture, pas toujours très scrupuleux et d’une morale à géométrie variable  --  mais sans doute était-on moins regardant sur ce point au XVIIIème que de nos jours.
            Il est assez curieux de constater que, en dépit d’une vie aventureuse brassant mille péripéties de toutes sortes, le cinéma ne s’est finalement guère emparé du personnage de Casanova. Assez peu de films au total, médiocres pour la plupart, n’allant que rarement au-delà du portrait déformé d’un libertin, non sans dérives graveleuses parfois. Libertin, sans doute le fut-il, en cela reflet fidèle de son époque, mais pas seulement, et les quatre films retenus par l’exposition proposent de Casanova des images variées et moins conventionnelles.
            Tant la chose a été dite et répétée, on a presque honte d’écrire que, tout au long de sa carrière, Luigi Comencini aura été le cinéaste de l’enfance, de Bambini in città (un documentaire en 1946) à son dernier film Marcellino (1991), en passant, entre autres, par L’Incompris (1967), Les Aventures de Pinocchio (1972) et bien sûr ce Casanova, un adolescent à Venise (1969) dont il est ici question. C’est donc, pour reprendre une partie du titre original du film, à l’enfance et aux premières expériences  de Casanova que s’intéresse ici le cinéaste, laissant à d’autres la maturité et la vieillesse. Plus à son aise en fait dans la peinture des années d’enfance que dans la description de son éducation galante, Comencini accumule des scènes de genre et de vie quotidienne sur lesquelles planent le trait et les couleurs d’un Pietro Longhi. Il excelle à mettre en scène un univers tout à la fois réaliste et romanesque, n’hésitant pas à dériver vers une sorte de fantastique de conte de fée (la visite chez la sorcière) en adoptant avec aisance le point de vue d’un enfant d’une dizaine d’années. Le tout jeune Giacomo découvre la société de son temps dans une sorte de roman d’éducation, à mi-chemin du Tom Jones de Fielding et (la présence du théâtre aidant) du Wilhelm Meister de Goethe, où il apparaît davantage comme spectateur du grand théâtre du monde que comme acteur de sa destinée.
            A l’autre bout de la chaine chronologique, Ettore Scola, dans La Nuit de Varennes (1982) présente un Casanova vieillissant (il a soixante-six ans) et déjà, comme il le laisse entendre lui-même, enveloppé par le froid de la mort. Le film, assez lourdement didactique et démonstratif, met en scène un groupe de personnages embarqués dans une diligence qui suit la voiture du roi Louis XVI lors de la fuite à Varennes en 1791. Il y a là Rétif de la Bretonne, Thomas Payne, l’industriel de Wendel, une suivante de la reine Marie-Antoinette, son coiffeur, un magistrat réactionnaire, une domestique noire, un étudiant révolutionnaire  --  bref, un ensemble de types arbitrairement regroupés et jugés représentatifs de l’époque et qui vont, à tour de rôle et sans grande subtilité, donner leur point de vue sur la politique, la liberté, la démocratie, et ainsi de suite. On y rencontre un Casanova réduit à son nom, sa réputation et son passé mais encore soucieux de paraître. C’est à coup sûr le personnage le mieux écrit du film car le plus désengagé et le moins chargé d’un discours signifiant (pour ne pas dire idéologique), même si, conformément à la vérité historique, il n’éprouve guère de sympathie pour la Révolution en marche et se réfugie dans la nostalgie d’un ordre ancien qu’il estime, à tort ou à raison, plus civilisé. Il gagne heureusement en vérité humaine ce qu’il perd sur le plan du discours politique et Marcello Mastroianni, par son interprétation blessée, communique une dimension tragique à la fragilité de son personnage.
            Rien de tel avec Fellini qui dépeint Casanova comme une espèce d’animal triste traînant à travers l’Europe une réputation d’athlète du sexe se perdant dans des bacchanales extravagantes. Il construit son film à la façon d’un récit éclaté qu’il choisit d’ouvrir avec l’incarcération sous les Plombs de Venise d’un Casanova âgé de trente ans mais déjà bien engagé dans sa vie de galanterie. Annonçant d’entrée de jeu une adaptation libre des Mémoires, le cinéaste privilégie certains épisodes dont il respecte grosso modo la lettre mais phagocyte l’ensemble qu’il transforme en un grand pandémonium baroque. Il n’y a cependant nulle tromperie sur la marchandise puisque Fellini ne cache pas son jeu : c’est bien du Casanova de Fellini (titre complet du film, 1976) qu’il s’agit, et donc bien plus d’une création originale que d’une banale adaptation. Difficile dès lors de considérer son Casanova autrement que comme une sorte de phénomène de foire ou de cirque, toujours en représentation à la façon d’un automate dérisoire dépouillé de toute humanité. On peut sans doute discuter cette approche (ce que je ne saurais faire) tout en appréciant l’étonnant spectacle que procure Fellini en un jeu d’images d’une somptuosité toute théâtrale (voir à cet égard la scène des lustres de l’opéra de Dresde ou la récitation d’un poème de l’Arioste au pied du grand escalier du palais Waldstein). Ce choix ne convient-il pas d’ailleurs admirablement à un personnage qui, plus que beaucoup d’autres, fit de sa vie un spectacle ? Rien d’étonnant donc qu’à l’instant de sa mort, dans le froid et la neige de l’hiver de Bohème, il rêve une dernière fois de Venise et se fonde et s’oublie dans les bras d’une poupée mécanique.
            Reste enfin la perle rare projetée voici peu à la Cinémathèque dans une copie teintée et restaurée en 1985, avec une séquence colorisée et une composition musicale de Georges Delerue, ce Casanova (1927) réalisé par Alexandre Volkoff avec Ivan Mosjoukine dans le rôle-titre. Inutile de chercher la moindre vraisemblance dans ce film bondissant où Volkoff, cinéaste russe réfugié en France suite à la révolution d’Octobre 17 (en même temps que Mosjoukine), met en scène un Casanova de fantaisie dans des aventures hautes en couleurs qu’un Douglas Fairbanks aurait trouvées de son goût. Après avoir dû fuir Venise où son penchant  pour la magie lui a valu d’être poursuivi et condamné, Casanova se rend à la cour de Russie où il se fait passer pour un marchand de lingerie parisien (sic) ; de retour à Venise, il est incarcéré lors du carnaval et le film s’achève sur son évasion  rocambolesque des  Plombs et une nouvelle fuite vers de nouvelles aventures galantes. Autant que l’intrigue, d’un romanesque échevelé mais très plaisant [1], c’est l’alacrité du récit qui séduit ici le spectateur, un mélange de panache et d’humour qui emporte l’adhésion sans coup férir. Bénéficiant d’un budget très confortable et d’un tournage en extérieur à Venise même, le film se distingue par le soin tout particulier apporté à la reconstitution historique (décors, costumes, éclairages). Et Volkoff, très habile artisan, sait aussi admirablement jouer de la composition des plans et d’un montage très brillant et sans temps morts qui communiquent à l’ensemble une extrême fluidité narrative.
            L’exposition de la B.N.F. présente aussi une séquence (l’air dit « du champagne ») du Don Giovanni, de Joseph Losey (1980), brillante adaptation de l’opéra de Mozart où, très belle idée, le cinéaste utilise comme décor principal de son film la Villa Rotonda construite par l’architecte Palladio en Vénétie. On ne saurait cependant confondre Casanova et Don Giovanni (variante italienne de Don Juan) : quand l’un, bien réel, incarne son époque jusque dans ses dérives libertines et se veut le gardien de son temps, l’autre, personnage de fiction érigé en mythe, livre un combat pour ainsi dire métaphysique ; il y a de l’imprécateur en lui, capable, pour reprendre une formule prêtée à un autre personnage légendaire, de frapper le soleil s’il l’insultait. Mais cette rencontre au sommet entre deux séducteurs impénitents trouve sa justification dans la vie même de Casanova qui fit la connaissance de da Ponte, le librettiste de Mozart, à Venise en 1777. Dix ans plus tard, en octobre 1787, à Prague, quelques jours avant la première représentation de Don Giovanni, Casanova aurait rencontré Mozart lui-même et légèrement retouché le livret de l’opéra. Des brouillons constituant des variantes de la scène 10 du second acte ont été retrouvés dans les papiers de Casanova [2] mais ces textes n’apparaissent pas dans l’œuvre définitive et si certains mozartiens admettent que Casanova a pu mettre la main à la composition du livret (mais sans pouvoir préciser la nature et l’importance de sa contribution), d’autres estiment cette hypothèse hautement improbable. Laissons donc plutôt le mot de la fin à une fiction assumée quand Scola règle la question à sa façon dans La Nuit de Varennes en faisant dire à son Casanova qu’il a retouché quelques vers dans l’air du Catalogue qu’il se met aussitôt à fredonner.
            Toujours dans La Nuit de Varennes, Casanova demande à Rétif de la Bretonne, lorsqu’il rentrera à Paris, d’aller voir son compatriote Goldoni qui vit dans la misère depuis que le nouveau régime lui a retiré la pension que lui allouait le roi. Les deux hommes, bien que parfaits contemporains, ne se sont apparemment jamais rencontrés mais Goldoni a cependant croisé Casanova enfant par personne interposée. En 1733 (Casanova a alors huit ans), il côtoie deux actrices vénitiennes, dont « l’une était une veuve très jolie et très habile, appelée Zanetta Casanova, qui jouait les jeunes amoureuses dans la comédie » [2] et qui n’est autre que la mère de Giacomo pour laquelle Goldoni aurait écrit un intermède en trois actes intitulé La Pupilla. Mais c’est bien plus tard, en 1761, qu’il compose sa trilogie de la Villégiature que met en scène aujourd’hui Alain Françon à la Comédie Française. Ces trois pièces qui n’en font qu’une avaient été montées jadis (en 1978, et déjà à la Comédie Française) dans une élégante atmosphère tchékhovienne [4] par le grand Giorgio Strehler. Françon adopte, lui, un parti-pris différent en cherchant à souligner davantage le caractère comique de l’œuvre (mais on est loin de la commedia dell’arte à laquelle on a trop souvent voulu réduire le théâtre de Goldoni) sans pour autant prétendre échapper à la coloration sombre et désenchantée du troisième volet (Le Retour de la Villegiature). C’est d’ailleurs sans doute là que Goldoni et Casanova se rejoignent, dans la dénonciation cruelle de ces bourgeois désargentés qui singent les manières de l’aristocratie dans un final dont l’atmosphère de deuil et de froidure annonce la fin d’un monde.

[1] Et qui n'est pas sans annoncer celle, très divertissante, imaginée par Riccardo Freda pour son Cavalier mystérieux (Il Cavaliere misterioso, 1948), avec Vittorio Gassman dans le rôle de Casanova.
[2] Voir le livre très érudit mais déjà ancien de J. Rives Child, Casanova, Jean-Jacques Pauvert, 1962.
[3] Goldoni, Mémoires, Mercure de France, collection "Le Temps retrouvé", 1965, p.149.
[4] Il existe un DVD du spectacle disponible aux éditions Montparnasse.

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