3 février 2012

Le talent est-il héréditaire?

Another Happy Day, de Sam Levinson.
Killing Fields, de Ami Canaan Mann.
            Oui, le talent est-il héréditaire ? C’est la question que je me suis posée en sortant de la projection du film de Sam (fils de Barry) Levinson, Another Happy Day, et je me l’étais déjà posée, voici à peine plus d’un mois, à propos de Ami Canaan (fille de Michael) Mann pour son film Killing Fields (Texas Killing Fields)  --  d’autant plus que son père en était le producteur. Question oiseuse, j’en conviens, chacun ayant le droit de vouloir se faire un prénom en menant la carrière qu’il entend et comme il l’entend sans être pour autant soupçonné de vouloir toucher les dividendes d’une éventuelle gloire familiale.
            Il n’empêche qu’on a vu trop souvent des carrières de « fils ou filles de » tourner court pour ne pas se poser la question le moment venu et éventuellement battre en brèche la prétendue sagesse des nations qui voudrait que « bon sang ne saurait mentir ». La filiation ne me paraît d’autant moins suffire pour ces deux nouveaux venus que leurs pères respectifs n’ont pas réalisé que des bons films, très loin de là [1]. Mais surtout, cette question, aussi discutable soit-elle, me permet de revenir quelques instants, en une rapide et superficielle séance de rattrapage, sur Killing Fields qui n’a sans doute pas reçu, lors de sa sortie, l’accueil qui lui était du [2].
            Mais commençons pas Another Happy Day (un titre qu’il faut entendre par antiphrase), qui vient tout juste de sortir et où Sam Levinson fait preuve d’une étonnante maturité pour un cinéaste d’à peine plus de vingt-six ans (il est né en 1985) dans l’approche d’un sujet fort peu confortable. La publicité voudrait nous vendre le film comme une sorte de tragi-comédie où l’on rirait autant que l’on pleurerait, ce qui est une absurdité. Si l’on rit ici ou là, et encore rarement (et mieux vaudrait parler de sourire que de rire), c’est d’un rire qui voudrait exorciser l’angoisse bien plus que souligner une quelconque drôlerie. La description de cette famille américaine que saisit Sam Levinson la veille du mariage d’un de ses fils lui permet de brosser, entre névrose et beaufitude, un portrait au vitriol de l’upper middle class dont il semble avoir une connaissance intime. Auteur complet de son film, il réussit quelques scènes particulièrement fortes, notamment dans l’étude impitoyable qu’il propose de son personnage principal qu’interprète, de façon remarquable et en n’hésitant pas à s’enlaidir, Ellen Barkin, à la fois fille mal aimée et mère dépassée, dont l’univers semble se dérober sous ses pas sans la moindre perspective d’espoir. On pense au beau film de John Cassavetes Une Femme sous influence (A Woman Under the Influence, 1975), et ce n’est pas un mince compliment. Tout n’est malheureusement pas à cette hauteur et il arrive à Levinson, péché de jeunesse, de charger la barque à l’excès. A trop vouloir dire et signifier, son récit part un peu dans tous les sens, d’autant qu’il faut beaucoup de maîtrise pour réussir un film choral qui parvienne à donner une véritable épaisseur psychologique et romanesque à chacun de ses personnages. Mais, de même que quelques (rares) coquetteries stylistiques un peu déplacées, ce sont là défauts de débutant que le temps et l’expérience ne manqueront pas de corriger. On ne saurait trop souligner par ailleurs l’exceptionnelle qualité d’une interprétation qui mêle quelques anciens acteurs très chevronnés et qu’on est content de retrouver le temps d’un film (Ellen Burstin et Georges Kennedy) à d’autres plus jeunes (Thomas Haden Church, croisé dans Sideways, d’Alexander Payne, ou Demi Moore dans un vrai rôle) voire très jeune (Ezra Miller, dix-neuf ans, tout aussi impressionnant que dans We Need to Talk about Kevin).
            Quelques mots à propos de Killing Fields, qui présente un peu les mêmes défauts, bien qu’Ami Canaan Mann n’ait pas écrit le scénario de son film. Il est vrai que l’on ne sait jamais précisément jusqu’où un cinéaste américain peut participer à l’écriture du script sans être pour autant crédité. Là encore, à trop vouloir dire, la cinéaste se contente d’effleurer certains de ses personnages qu’elle traite par trop sommairement. Mais elle réussit fort bien en revanche dans la description de l'univers mi-urbain mi-rural d’une petite ville du Texas profond ponctuée de dépôts de pétrole où travaille le sous-prolétariat local et de bayous où un tueur en série dépose ses victimes. Le récit, qui n’est pas sans évoquer l’univers d’un Jim Thompson (là aussi ce n’est pas un mince compliment) s’attache cependant moins à l’élucidation d’une intrigue policière, plutôt bien menée d’ailleurs, qu’à l’étude d’un milieu social en perdition au cœur d’une Amérique dévastée par les catastrophes de l’ère post-industrielle et que le cinéma ignore souvent.
            Ces deux films, qui sont peu [3] ou prou des films de débutants, et en dépit de leurs bien réelles faiblesses, laissent deviner deux regards de vrais cinéastes. On n’est certes pas  à la hauteur de Shotguns Stories, Jeff Nichols restant l’indiscutable premier de la classe, et les coups d’essai prometteurs demeurent parfois sans lendemain. Reste malgré tout qu’on peut risquer un pari sur ces deux jeunes réalisateurs, si les petits cochons ne les mangent pas bien entendu.

[1] Petit rappel filmographique volontairement non exhaustif: on doit notamment à Barry Levinson le célèbre Rain Man (1988) mais aussi Diner (1982), Good Morning, Vietnam (1987) ou Des Hommes d'influence (1997); à Michael Mann, Heat (1995) et Révélations (1999) mais aussi Le Dernier des Mohicans (1992), Collatéral (2004) ou plus récemment Public Enemies (2009).
[2] Il sera toujours temps d'y revenir plus à loisir lors de la sortie du film en DVD.
[3] Ami Canaan Mann a déjà réalisé un long métrage, Morning, en 2001, et deux épisodes de séries télévisées.

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