Hannah
Arendt, de Margarethe von Trotta (2012).
D’abord actrice, Margarethe von
Trotta (née en 1942) a participé à l’éclosion du jeune cinéma allemand des
années 70, aux côtés de Rainer Maria Fassbinder notamment, mais aussi de son
époux d’alors, Volker Schlöndorff (pour L’Honneur
perdu de Katharina Blum/Die verlorene Ehre der Katharina Blum, en 1975, et Le Coup de grâce/Der Fangschuss, d’après
Marguerite Yourcenar, l’année suivante). Elle est passée à la réalisation au
milieu des années 70 -- et ses films les plus intéressants (Les Années de plomb/Die Bleierne Zeit,
1981, ou Rosa Luxemburg/Die Geduld der
Rosa Luxemburg, 1985, avec déjà Barbara Sukowa, ou encore Les Années du mur/Das Versprechen, 1995)
s’attachent à l’exploration des relations que l’Allemagne entretient avec son
passé. Bien que consacré à une philosophe certes allemande d’origine mais
naturalisée américaine dès 1951, Hannah
Arendt s’inscrit aujourd’hui dans une même démarche, où le fond importe
davantage que la forme.
Ce ne sont donc pas les qualités
proprement cinématographiques de l’entreprise qui dominent ici le débat. Si Hannah Arendt retient l’attention de
façon exemplaire, c’est évidemment plus par ce que le film dit et montre que
par la façon dont il le dit et le montre. Rien d’étonnant en soi, le cinéma de
Margarethe von Trotta ne nous ayant jamais intéressé pour autre chose. Cette fois,
loin de toute préoccupation biographique ou presque (quelques retours en
arrière pas très convaincants concernant ses relations avec Heidegger), la
cinéaste s’intéresse essentiellement à un moment de crise aigüe dans la vie de
la philosophe ; moins biopic
donc qu’analyse de la pensée d’Hannah Arendt face à un des événements majeurs
du XXème siècle -- la destruction perpétrée sur un mode
industriel des Juifs d’Europe.
Ainsi von Trotta limite-t-elle son
récit dans le temps (hormis les flash-back
cités plus haut) entre le printemps de 1961 et l’année 1963 -- période
précisément bornée par l’ouverture du
procès Eichmann, qu’Hannah Arendt couvrira pour le compte du New Yorker, et la tempête provoquée par
ses articles et le livre qu’elle publiera dans la foulée (« Eichmann à
Jerusalem : rapport sur la banalité du mal »). Il était impératif
pour elle, juive allemande ayant dû fuir le nazisme et se réfugier aux
Etats-Unis où elle demeurera jusqu’à sa mort en 1975, d’assister à ce procès
hors normes, voulu d’abord par l’état d’Israël pour des raisons politiques.
Ainsi commence-t-elle par s’en prendre (notamment à travers la personne du procureur Gideon Hausner) à un procès qu’elle
juge politique (et donc a priori
injuste) avant de développer dans ses textes quelques idées iconoclastes
(jugées telles à l’époque) qui lui vaudront de très acerbes critiques -- le Nouvel Observateur, lors de la sortie de
la traduction française du livre, allant jusqu’à titrer : « Hannah
Arendt est-elle nazie ? ».
Sans doute en 1961 le président Ben
Gourion a-t-il en partie instrumentalisé le procès Eichmann pour justifier la
jeune existence d’Israël, mais aussi parce qu’il était important de mettre en
avant la réalité de la shoah et de son horreur à une époque où l’on n’en
parlait pas ou fort peu, y compris dans le cadre de la recherche historique, où
les survivants se refusaient encore trop souvent à parler ou n’étaient pas
écoutés, où l’Allemagne rechignait à juger ses propres ressortissants coupables
de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Par ailleurs, les attaques d’Arendt concernant les Judenräte (ou conseils juifs), pour soulever une question pertinente,
s’appuyaient sur des connaissances historiques largement insuffisantes pour ne
pas être entachées d’erreurs et d’approximations, et quant au concept de « banalité
du mal » qu’elle développa avec une rare lucidité, il fut mal compris.
Elle ne prétendait pas banaliser le mal mais tous ceux qui, à des degrés
divers, participèrent à l’organisation et à la réalisation de la shoah -- tel
ce bureaucrate médiocre et incapable de penser par lui-même que fut Eichmann.
Au-delà de l’horreur déjà presque indicible des meurtres de masse, il y avait
quelque chose d’encore plus terrifiant à constater que ces gens-là n’étaient
pas des monstres (ce qui aurait été finalement réconfortant, si l’on ose dire)
mais des « gens ordinaires »[1].
On n’entrera pas ici dans les disputes
qui suivirent la publication des articles puis du livre d’Arendt. Mais le film
rend bien compte du gouffre qui s’ouvrit tout d’un coup sous ses pas --
réactions injurieuses et menaçantes, ruptures avec des amis de très
longue date. On nous donne à voir ici avec une précision quasi chirurgicale une
pensée au travail en même temps que les souffrances d’une sensibilité blessée ;
le tout filmé sans grand panache assurément, mais avec une modestie qui ne
manque pas d’élégance dans ses meilleurs moments. C’est donc avec un intérêt
sans cesse renouvelé que l’on suit un récit dont le caractère résolument
intellectuel, et donc bien peu spectaculaire, aurait pu distiller un ennui
pesant. Ajoutons que l’excellente Barbara Sukowa n’est pas pour rien dans la
réussite d’un film qui parvient, ô miracle, à donner vie à une pensée
abstraite. Ce qui n’était pas gagné d’avance.
[1] « Des
gens ordinaires », c’est aussi le titre du livre majeur et indispensable
que Christopher Browning a consacré au 101ème bataillon de réserve
de la police allemande qui, en quelques mois, massacra et déporta des dizaines
de milliers de Juifs polonais dans le cadre de ce que l’on appelle aujourd’hui
la « shoah par balles » (traduction aux éditions des Belles Lettres).
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