Mud,
de Jeff Nichols (2012).
Ceux qui, fort peu nombreux, ont
découvert naguère (janvier 2008) l’éblouissant coup d’essai de Jeff Nichols, Shotgun Stories (2007), dans des salles
pour ainsi dire désertes, peuvent aujourd’hui constater avec satisfaction,
après Take Shelter (2011) et plus
encore Mud, que le jeune réalisateur
(il est né en 1978) se place désormais sans l’ombre d’un doute dans le peloton
de tête de la nouvelle génération des cinéastes américains -- et
à l’une des toutes premières places.
Cette fois encore, Nichols s’intéresse à
une Amérique profonde, repliée sur elle-même, sur ses désaccords et ses haines
avec en corollaire la mise à jour de psychés troublées -- de
retour dans son Arkansas natal, mais un Arkansas tourné vers le sud et le grand
large, dominé par toute la puissance du fleuve Mississippi qui n’est pas sans
évoquer ici le Faulkner tragico-comique de la partie «Old Man»[1]
des «Palmiers sauvages» quand un forçat, une femme enceinte et un enfant errent
en barque sur les eaux du fleuve en crue. Sans doute les personnages de Mud apparaissent-ils mieux préservés de
la folie obsessionnelle que ceux de Shotgun
Stories et surtout de Take Shelter,
mais pour autant la fascination qu’ils nourrissent pour les armes à feu ou
l’esprit de vengeance quasiment religieux qui les animent («Prions pour la mort
de l’assassin de mon fils»), les amène à ce point de rupture au-delà duquel
explose une violence incontrôlable. Un fait divers somme toute banal prend dès
lors les accents d’une tragédie antique pleine de bruit et de fureur et nourrie
de malédictions ancestrales (voir Shotgun
Stories, déjà, film ô combien fondateur, entièrement dominé par un fatum meurtrier) --
glissement d’autant plus fort que cette fois, davantage encore que dans Shotgun Stories, Nichols enracine son
récit au cœur de mythologies profondément enfouies dans le terreau américain.
Il y a d’abord le choix du point de vue
qui est celui de deux jeunes garçons et prend la tonalité d’une sorte de
« roman des origines ». D’où une aventure initiatique qui passe par
la découverte du monde des adultes et la perte de l’innocence --
roman d’éducation sur lequel planent les ombres conjuguées de «L’Ile au
trésor», de «Moonfleet» (le film de Fritz Lang et le roman de John Meade Falkner), de La Nuit du chasseur (la chemise blanche de Mud flottant dans l’eau
évoque directement le corps de la mère reposant dans la voiture parmi les
herbes aquatiques) et aussi bien sûr du Mark Twain de «Tom Sawyer» et
d’«Huckleberry Finn». Nichols rend admirablement cette fascination enfantine
mêlée de peurs, d’angoisses et de frissons pour les personnages inquiétants et
menaçants, les dangers réels ou fantasmés dont ils sont porteurs et les
transgressions qu’ils autorisent. Marchant avec précaution sur le bord d’un
abîme infiniment séduisant, Ellis (Tye Sheridan) et Neckbone (Jacob Lofland),
les deux jeunes héros du film, s’enfoncent avec délice dans une aventure pleine
d’imprévu et qui se terminera mal
-- mais pour les seuls
«méchants».
Il faut dire que le cocon familial,
éclaté dans Shotgun Stories,
difficilement reconstitué dans Take
Shelter, laisse les deux jeunes garçons livrés à eux-mêmes, l’un déchiré
entre deux parents qui se n’entendent plus, l’autre pris en charge par un oncle
très éloigné de tout modèle paternel. Rien d’étonnant à ce qu’ils s’attachent à
celui qui se fait appeler Mud (Matthew McConaughey) et dont le nom sans doute
inventé mais lourd de sens[2],
donne son titre au film. Vivant caché sur une île du Mississippi, fuyant
quelque mauvais coup (la vérité se révèle peu
à peu), il est à la fois bête et ange, figure inquiétante proche du Joe
l’Indien de Mark Twain et image mythique du good
bad guy des grandes aventures de l’Ouest américain. Sans craindre l’excès,
Nichols charge son personnage de toute la puissance des mythologies
américaines. «Call me Mud», répond-il aux enfants qui lui demandent son
nom --
réminiscence du «Call me Ismael» de «Moby Dick», mais aussi d’un autre
grand récit mythique américain où toute l’histoire est vue par le regard d’un
enfant : «Call me Shane», dit ainsi l’aventurier chevaleresque de L’Homme des vallées perdues (Shane, George Stevens, 1953)[3].
Il y a dans cette façon floue de se présenter une fêlure pleine d’incertitude
qui ouvre toutes grandes les portes de l’imaginaire le plus riche. Existe-t-il
d’ailleurs seulement ce Mud, homme des premiers âges, né précisément de la
boue, réincarnation d’une wilderness
que la civilisation élimine peu à peu (voir la destruction des maisons du
bayou), et qui disparaît à la fin du film pour mieux réapparaître sous les
traits de l’éternel mâle en fugue dont on peut penser qu’il va quitter le
fleuve pour se perdre dans l’océan peut-être en quête de quelque baleine
blanche -- ultime représentation de l’idée de
frontière ?
Il ne fait aucun doute que Mud soit un des deux très grands films
que l’on a pu voir depuis le début de l’année
-- l’autre étant The Place beyond the Pines de Derek
Cianfrance. Il s’impose dans la grande tradition du cinéma américain que l’on
aime, avec la somptueuse évidence de son sujet, l’ampleur de sa mise en scène
et la qualité de son interprétation -- et
notamment un Matthew McConaughey devenu en trois films (Magic Mike , Killer Joe et celui-ci) un des acteurs les plus intéressants de sa
génération. Il y a donc tout lieu de penser que l’avenir de Jeff Nichols ne
manquera de rien.
[1]
Traduit dans le roman par « Vieux Père », un des surnoms du fleuve
Mississippi.
[2]
Mud signifie en anglais boue ou gadoue.
[3]
Adaptation d’un roman de Jack Schaefer (dont une bonne traduction a été publiée
en 1997 aux éditions Phébus) porteur d’une charge mythique encore supérieure au
film --
film qui vient d’être réédité récemment et sur lequel je reviendrai
peut-être un jour prochain.
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