5 avril 2013

Un quartet au paradis.


Perfect Mothers, d’Anne Fontaine (2012).

            Un esprit peu charitable ou particulièrement inattentif, voire carrément somnolent, pourrait accuser Anne Fontaine de vouloir faire sortir la catégorie milf [1] de son habituel ghetto pornographique pour la hisser au niveau d’une production à l’érotisme chic et choc pour magazine sur papier glacé, et ici légèrement épicée de variations plus ou moins sulfureuses. Ce serait en fait bien mal voir tant le sujet de Perfect Mothers, qui adapte une nouvelle (ou un court roman) de Doris Lessing un peu méchamment intitulé « The Grandmothers »[2], se situe résolument sur un autre plan.

            Il est pourtant vrai que c’est bien ainsi que le film peut être vu d’une façon superficielle, et tel qu’il est d’ailleurs plutôt maladroitement vendu par sa bande-annonce. Dans le décor paradisiaque de la Nouvelle Galles du sud, en Australie, deux femmes mûrissantes, Lil (Naomi Watts) et Roz (Robin Wright), entretiennent depuis l’enfance une relation très fusionnelle tandis que le fils de l’une s’éprend de l’autre et vice versa si je puis dire. S’ensuivent des relations difficiles mais (relativement) torrides, où les maillots de bain jouent un rôle non négligeable  --  « sea, sex and sun » sans Gainsbourg mais au pays des milf, voilà pour les clichés, fermez le ban.

            Car le vrai sujet, celui qui fait de Perfect Mothers un film accompli et assurément un des meilleurs de son auteur, tient à bien autre chose, à une sorte de filigrane évanescent qu’Anne Fontaine et le scénariste britannique (et homme de théâtre) plutôt haut de gamme qu’elle s’est choisi (Christopher Hampton) parviennent à rendre discernable et même palpable, avec un récit qui échappe à toute complaisance réaliste pour déboucher sur l’étude presque clinique d’un quartet choisissant finalement de se couper des autres et du monde et entretenant des relation pas simples à expliquer en dépit de l’évidence des apparences. Il est d’ailleurs plus facile de définir le film par ce qu’il n’est pas plutôt que par ce qu’il est  --  d’autant que ses auteurs ont  su  éviter avec brio les nombreux pièges qui les menaçaient. Ainsi Perfect Mothers n’est pas un film sur de quelconques cas d’Œdipe mal digérés, bien que chacune des femmes soit aussi la seconde mère de chacun des fils ; pas un film non plus sur des relations homosexuelles latentes, même si Anne Fontaine n’évite pas (volontairement sans doute) quelques images volontiers homoérotiques ; et encore moins un film érotique soft catégorie milf, malgré la sensualité bien réelle et très forte des ses deux remarquables interprètes féminines.

            Ces « liaisons dangereuses » d’un nouveau genre[3] se situent et se développent dans une sorte d’ailleurs, dans un univers où « tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté » et qui paraît se suffire à lui-même, dans un au-delà de toute morale conventionnelle, un lieu comme préservé du monde ordinaire et vulgaire, un coin de paradis en somme, miraculeusement préservé du côté de la Nouvelle Galles du sud. Lieu magique, impossible à quitter où, de façon innocemment blasphématoire, deux couples aussi improbables que potentiellement scandaleux n’en constituent finalement qu’un seul à l’identité indécise, sorte d’Adam et Eve hybride, et la formation en quartet permet alors  toutes les variations  --  amants et fils, amantes et mères, un quartet qui ne se pose plus la question du bien et du mal mais admet la situation comme allant de soi et figé dans une sorte d’éternité intemporelle, c'est-à-dire hors du temps.

            Anne Fontaine n’est jamais plus convaincante que lorsqu’elle joue sur l’ambigüité des identités, sexuelles notamment, en trio naguère (Nettoyage à sec, 1997, ou Nathalie…, 2003), en quartet aujourd’hui. Ces dernières années, elle s’est consacrée à des films plus légers, bien faits en général mais un peu moins intéressants. Il fallait peut-être y voir une certaine volonté  de rassembler davantage de spectateurs autour de ses productions. Perfect Mothers témoigne aujourd’hui de son retour à un cinéma toujours aussi maîtrisé mais plus ambitieux. On ne le lui reprochera pas.



[1] Je laisse le soin, cette fois aux esprits curieux, de chercher le sens de cet intéressant acronyme.
[2] Publiée au Royaume-Unis en 2003 et traduite en français chez Flammarion en 2005 (« Les Grand-mères ») et disponible en format de poche chez « J’ai lu ».
[3] Rappelons au passage que Christopher Hampton est l’auteur d’une version théâtrale du roman de Laclos, qu’il a ensuite adapté au cinéma pour Stephan Frears en 1988. Ajoutons, en cherchant à donner du sens à ce qui n’en a pas forcément, que la version des « Liaisons dangereuses » du dramaturge allemand Heiner Muller (jadis mise en scène par Patrick Chéreau) s’intitule précisément « Quartet » (1980).

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