The
Place beyond the Pines, de Derek Cianfrance (2012).
N’ayant pas vu le précédent film de
Derek Cianfrance, Blue Valentine
(personne n’est parfait et je compte réparer sans tarder cette coupable
négligence), un cinéaste dont j’ignorais donc tout, c’est sans a priori particulier que je suis allé
voir son nouveau et troisième film[1]
au titre quelque peu déroutant -- aussi le choc n’en a-t-il été que plus fort
tant il s’agit d’un exceptionnel coup de maître.
Disons-le d’entrée de jeu : il
y a bien longtemps que l’on n’avait vu un aussi bel objet de cinéma, et l’on ne
sait, une fois la projection terminée, ce qu’il faut admirer le plus d’un
scénario d’une profonde originalité et admirablement construit, d’une mise en
scène brillante sans nulle ostentation et qui surtout sait s’adapter avec
justesse aux tons changeants d’un récit complexe, d’une parfaite maîtrise du
montage et plus encore d’une bande-son qui mêle étroitement et avec bonheur
musique originale et chansons, ou encore d’une direction d’acteurs qui utilise
avec subtilité une distribution où quelques acteurs chevronnés (Ray Liotta,
Harris Yulin, Bruce Greenwood), ici dans des rôles secondaires, paraissent
adouber Ryan Gosling et Bradley Cooper qui achèvent leur mue et s’imposent dans
des rôles difficiles et même d’une certaine façon peu aimables -- en
notant au passage le courage de Gosling acceptant un rôle qui le fait
disparaître au tiers du film et le culot de Cianfrance sacrifiant de la sorte
une de ses vedettes.
Le récit lui-même se décompose en
trois parties. Il y a d’abord l’histoire de Luke (Ryan Gosling), un cascadeur
qui se produit dans des fêtes foraines. Ce Luke découvre un jour qu’il est le
père d’un bébé qu’il a fait par hasard et décide d’assumer sa paternité et de
repartir à zéro, glissant peu à peu dans le crime pour subvenir plus rapidement
et plus spectaculairement aux besoins de son fils. Il y a ensuite l’histoire
d’Avery Cross (Bradley Cooper), un
policier en uniforme, fils d’un juge, lui aussi père d’un bébé et que son
ambition va entraîner dans une carrière politique non sans avoir flirté, lui
aussi, avec les abîmes du mal. Les deux histoires se télescopent un court
instant, quand le chemin du braqueur croise celui du policier, et cette
rencontre fugitive mais fondatrice nourrit la troisième partie où les deux
enfants devenus des adolescents se rencontrent à leur tour. Car tout le monde
se côtoie dans cette petite ville de l’état de New York baptisée Schenectady,
ce qui signifie en iroquois « l’endroit au-delà des pins » -- et
donne donc son sens, ou plutôt l’un de ses sens, au titre du film. Une petite communauté
qui semble se développer harmonieusement, loin des dangers des grandes
métropoles urbaines, et pourtant gangrenée malgré tout par le crime et la
corruption. Une communauté comme repliée sur elle-même, où les personnages
paraissent enfermés et tourner en rond
-- à l’image de Luke, prisonnier
de la sphère métallique où il tourne dans tous les sens avec sa moto. Et c’est
précisément en abandonnant sa vie de cascadeur forain qu’il va amorcer tout le
drame à venir. Refuser de s’éloigner de Schenectady, c’est prendre le risque
d’un enfermement où les drames paraissent devoir se répéter à l’infini, d’une
génération à l’autre, d’un père à un
fils, jusqu’à ce que précisément un fils décide enfin de rompre la malédiction
en partant vers l’ouest en quête de cet endroit mystérieux qui se trouve
au-delà des pins.
On retrouve ici, dans ce film à la
fois totalement moderne et d’un classicisme absolu, le meilleur d’un cinéma
américain qui analyse le présent sans jamais ignorer les valeurs du passé. Bien
que située sur la côte est des Etats-Unis, mais portant un nom qui rappelle son
passé autochtone, la petite ville n’est pas sans évoquer la communauté des
colons des temps anciens, avec son bad
guy et son shérif -- mais le bad
guy qui pille les banques est sans doute moins mauvais que les apparences
pourraient le laisser penser[2]
et le shérif moins pur qu’il aimerait le faire croire. L’un et l’autre
incarnent une sorte de mythologie pervertie qui n’a peut-être jamais eu
cours ; mais il n’empêche que c’est par le départ de Jason, le fils de
Luke que s’achève le film comme si, pour briser le cercle d’une sombre
malédiction et redonner vie aux vieux mythes fondateurs, il obéissait à la
fameuse injonction d’Horace Greeley : « Go West, young man, and grow
up with the country ». A l’est corrompu doivent répondre les valeurs d’un
ouest où, pour reprendre la formule de Frederic J. Turner, on retrouve
« les forces qui ont forgé le caractère américain »[3].
Ainsi le film manifeste-t-il de
scène en scène une ampleur épique aussi inattendue qu’exceptionnelle combinée à
une profondeur du regard qui fouille l’âme de ses personnages tourmentés. Point
de manichéisme ici, on l’a compris, mais Cianfrance fait au contraire preuve
d’une belle empathie et refuse de porter un jugement définitif sur des
individus entraînés par un destin qui leur échappe. Cette générosité du regard
atténue quelque peu la noirceur d’un propos qui envisage toute existence sous
un jour essentiellement tragique. La forme elle-même paraît vouloir s’apaiser
dans les ultimes scènes où l’étrange itinéraire d’une photographie passée de
main en main pour revenir à son point d’origine montre, en dépit de son
caractère circulaire, la transformation radicale que les personnages ont subie
et permet sans doute à Jason de partir vers de nouveaux horizons et de
nouvelles rencontres. Il ne fait guère de doute qu’avec ce très grand film
Derek Cianfrance s’impose d’ores et déjà, à l’aube de ses quarante ans, comme un
des cinéastes majeurs de la nouvelle génération. Si les petits cochons ne le
mangent pas, bien entendu.
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