Réédition d’El Dorado, de Howard Hawks (1967).
Avant-dernier film d’Howard Hawks,
réalisé alors qu’il venait d’avoir soixante-dix ans, El Dorado, que l’on peut revoir ces jours-ci au Studio Action
Christine, compose avec Rio Bravo
(1959) et Rio Lobo (qui sera son
dernier film en 1970) une sorte de trilogie westernienne autour de figures de
shérifs et de hors-la-loi, plus proche en cela de la morale que de l’épopée[1].
La présence de John Wayne dans les trois films lui permettait au surplus
d’aborder à sa façon (éloignée aussi bien du Ford de L’Homme qui tua Liberty Valance/The Man who Shot Liberty Valance,
1962, que du Peckinpah de Coups de feu
dans la sierra/Ride the High Country, 1961) le thème du vieillissement du
héros de l’Ouest tandis que sa collaboration avec la scénariste Leigh Brackett
pour quatre de ses derniers films (Hatari !,
1962, en plus des trois westerns) lui permet de renouveler de façon approfondie
ses personnages féminins.
Le cœur de l’intrigue est très
proche de Rio Bravo, dont il est une
sorte de déclinaison décontractée, avec trois personnages réunis autour d’un
shérif pour mettre en échec un groupe de hors-la-loi qui les assiègent. Les
caractères sont en gros les mêmes : le jeune homme (James Caan ici, Ricky
Nelson là), le vieillard plein d’humour et de sagacité (Arthur Hunnicutt dans
l’un, Walter Brennan dans l’autre), enfin le héros droit dans ses bottes (John
Wayne dans les deux cas) et son ami alcoolique (Robert Mitchum dans El Dorado, Dean Martin dans Rio Bravo). La différence tient cette
fois à ce que c’est le shérif qui tient le rôle de l’alcoolique et non
l’inverse comme dans Rio Bravo. Mais
l’un comme l’autre connaîtront une même humiliation : le shérif J.P.
Harrah (Robert Mitchum) quand, sale et dépenaillé, il se rend au saloon pour
acheter une bouteille d’alcool, et Dude (Dean Martin) quand il doit récupérer
dans un crachoir une pièce souillée pour se payer un verre. Une humiliation que
la morale hawksienne ne saurait admettre sans un sursaut d’orgueil qui permet
« l’affirmation d’une dignité humaine opposée à tout ce qui peut avilir
l’individu. »[2]
Une humiliation qui devient le moteur même de la reconquête de l’orgueil et de
l’estime de soi qui est un des thèmes majeurs des deux films.
El
Dorado s’ouvre sur une sorte de prologue où l’on voit Cole Thornton (John
Wayne) tuer un jeune garçon en état de légitime défense. Certes, en dépit d’une
impassibilité de façade, Thornton portera cette mort comme un fardeau tout au
long du film (et c’est d’ailleurs ce qui légitimera son action) ; mais en
même temps, elle illustre cette façon bien à lui qu’avait Hawks de placer ses
personnages de héros hyper-professionnels face à la mort. La mort est un
scandale en soi mais le héros hawksien l’ignore pour mieux la combattre et elle
n’est guère qu’un épisode parmi d’autres dans une vie de professionnel -- et
l’on passe ensuite à autre chose. Au surplus, et c’est le cas ici, elle peut
être la conséquence d’une faute, comme l’explique Thornton au père du jeune
homme. On ne confie pas une mission à quelqu’un qui n’a pas la compétence pour
l’accomplir. Aussi a-t-il sans doute moins d’estime et de respect, sinon de
compassion, pour le père du jeune homme que pour McLeod (Christopher George),
le tueur professionnel qu’il abat à la fin du film. « Tu ne m’as pas
laissé la moindre chance », dit-il à Thornton avant de mourir, et celui-ci
lui rétorque : « Tu es trop fort pour qu’on te laisse une
chance. » Hawks de conclure enfin[3] :
« Cela rend l’homme heureux au moment de sa mort ». Voilà, pour le
meilleur ou pour le pire, la vision du monde que veut revendiquer le cinéaste, qui ne s’embarrasse généralement pas d’un
sentimentalisme qu’il juge inutile voire nocif. Il préfère, et de loin,
l’intelligence du geste (qui fonde le professionnalisme) aux intermittences du
cœur.
Il va sans dire qu’il en est de même
concernant les relations qui unissent les hommes et les femmes. Hawks, que l’on
a dit misogyne, n’aime pas les vierges énamourées ; ses personnages
féminins sont des femmes fortes, parfois des garçons manqués ; il peut
d’ailleurs transformer un personnage masculin en héroïne féminine --
mais une héroïne féminine aussi énergique qu’un homme (voir Rosalind
Russell dans His Girl Friday/La dame du
vendredi, 1940, adaptation de « The Front Page » de Ben Hecht, où
elle reprend le rôle du journaliste masculin
Hildy Johnson qu’interprètera plus tard Jack Lemmon dans l’adaptation de Billy
Wilder, Spécial Première, 1974).
Hawks pensait, non sans pertinence, que changer le sexe d’un personnage pouvait
améliorer une histoire. D’où l’apport capital à ses derniers films de la
scénariste Leigh Brackett, avec un choix d’héroïnes qui se comportent comme des
hommes « ni objets, ni enfants, ni vamps, ni mères, mais au contraire
directes, indépendantes, douées d’humour, de plain-pied avec leurs partenaires masculins,
non possessives »[4],
des égales des hommes donc, capables de se fondre dans un de ces groupes ou une
de ces communautés qui sont souvent au centre du cinéma de Hawks. Maudie ici
(Charlene Holt), pas plus que « Feathers » (Angie Dickinson) dans Rio Bravo, et en dépit d’une féminité (et
même d’une sensualité) violemment affirmée, ne sont des femmes soumises
attendant le bon vouloir du mâle dominant ; de même Josephine dite
« Joey » (Michele Carey), dont l’allure masculine n’est démentie que
par une chevelure exubérante. Mais que l’on ne s’y trompe pas : il n’y a
pas d’homosexualité latente dans l’univers d’hommes en danger de Hawks (même si
l’inconscient peut parfois jouer de bons tours) ; les personnages, hommes
et femmes, entretiennent d’abord des rapports de travail où efficacité et
compétence doivent l’emporter sur toute autre considération.
Quiconque connaît un minimum l’œuvre
de Hawks sait quel brillant auteur de comédies il peut être, et c’est dans ce
sens, qu’après un prologue fortement dramatisé, il développe son récit. C’est
l’humour qui domine les relations qu’entretiennent Thornton et le shérif J.P.
Harrah -- un humour d’autant plus présent qu’il doit
mieux dissimuler l’amitié profonde qui unit les deux hommes. Un humour qui peut
aussi tenir lieu d’effusions sentimentales
-- voir ainsi la façon dont Hawks
aborde le couple que forment « Joey » et « Mississipi »
(James Caan).
On voit donc à quel point El Dorado, malgré son rythme nonchalant
et presque détaché, appartient de bout en bout et profondément à l’univers
hawksien. Cette fois cependant, il laisse l’âge et ses atteintes rattraper ses
héros. C’est qu’entre 1959 (Rio Bravo)
et 1967 une sorte de crépuscule est tombé sur ce cinéma américain par
excellence, cette geste de l’Amérique conquérante qu’aura été pendant longtemps
le western. Un crépuscule, mais aussi un désenchantement, avec des héros
vieillissants et condamnés à disparaître. Mais si Hawks accepte le
vieillissement et une sorte de dégradation physique en blessant et abîmant ses
personnages qui apparaissent dans le dernier plan s’appuyant chacun sur une
béquille, il ne peut pour autant se résoudre à les voir mourir --
défaillance étrangère à tout professionnel digne de ce nom. Aussi
transforme-t-il ce que l’on pourrait appeler la « petite mort » de
ses héros en une sorte de pantalonnade haute en couleurs. Façon pour lui de
nier l’inexorable passage du temps.
[1]
Pour reprendre le distinguo opéré jadis par Jean-Loup Bourget (« Hawks et
le mythe de l’Ouest Américain », Positif,
n°195-196, juillet-août 1977), qui sépare nettement Red River (La Rivière rouge,
1948) et The Big Sky (La Captive aux yeux clairs, 1952),
relevant de l’épopée, de Rio Bravo
(1959), El Dorado (1967) et Rio Lobo (1970), plus proches d’une
approche morale qu’il décelait déjà dans Scarface
1932), un des premiers films de gangsters.
[2]
Jean-A. Gili, « Howard Hawks », Cinéma d’aujourd’hui, Seghers, 1971,
p.76.
[3]
Propos recueillis par Michel Ciment, Positif,
n°195-196, juillet-août 1977, p.53.
[4]
Michel Ciment, « Hawks et l’écrit », Positif, n°195-196, juillet-août 1977, p.48.
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