6 mars 2013

Hawks tel qu'en lui-même.


Réédition d’El Dorado, de Howard Hawks (1967).

            Avant-dernier film d’Howard Hawks, réalisé alors qu’il venait d’avoir soixante-dix ans, El Dorado, que l’on peut revoir ces jours-ci au Studio Action Christine, compose avec Rio Bravo (1959) et Rio Lobo (qui sera son dernier film en 1970) une sorte de trilogie westernienne autour de figures de shérifs et de hors-la-loi, plus proche en cela de la morale que de l’épopée[1]. La présence de John Wayne dans les trois films lui permettait au surplus d’aborder à sa façon (éloignée aussi bien du Ford de L’Homme qui tua Liberty Valance/The Man who Shot Liberty Valance, 1962, que du Peckinpah de Coups de feu dans la sierra/Ride the High Country, 1961) le thème du vieillissement du héros de l’Ouest tandis que sa collaboration avec la scénariste Leigh Brackett pour quatre de ses derniers films (Hatari !, 1962, en plus des trois westerns) lui permet de renouveler de façon approfondie ses personnages féminins.

            Le cœur de l’intrigue est très proche de Rio Bravo, dont il est une sorte de déclinaison décontractée, avec trois personnages réunis autour d’un shérif pour mettre en échec un groupe de hors-la-loi qui les assiègent. Les caractères sont en gros les mêmes : le jeune homme (James Caan ici, Ricky Nelson là), le vieillard plein d’humour et de sagacité (Arthur Hunnicutt dans l’un, Walter Brennan dans l’autre), enfin le héros droit dans ses bottes (John Wayne dans les deux cas) et son ami alcoolique (Robert Mitchum dans El Dorado, Dean Martin dans Rio Bravo). La différence tient cette fois à ce que c’est le shérif qui tient le rôle de l’alcoolique et non l’inverse comme dans Rio Bravo. Mais l’un comme l’autre connaîtront une même humiliation : le shérif J.P. Harrah (Robert Mitchum) quand, sale et dépenaillé, il se rend au saloon pour acheter une bouteille d’alcool, et Dude (Dean Martin) quand il doit récupérer dans un crachoir une pièce souillée pour se payer un verre. Une humiliation que la morale hawksienne ne saurait admettre sans un sursaut d’orgueil qui permet « l’affirmation d’une dignité humaine opposée à tout ce qui peut avilir l’individu. »[2] Une humiliation qui devient le moteur même de la reconquête de l’orgueil et de l’estime de soi qui est un des thèmes majeurs des deux films.

            El Dorado s’ouvre sur une sorte de prologue où l’on voit Cole Thornton (John Wayne) tuer un jeune garçon en état de légitime défense. Certes, en dépit d’une impassibilité de façade, Thornton portera cette mort comme un fardeau tout au long du film (et c’est d’ailleurs ce qui légitimera son action) ; mais en même temps, elle illustre cette façon bien à lui qu’avait Hawks de placer ses personnages de héros hyper-professionnels face à la mort. La mort est un scandale en soi mais le héros hawksien l’ignore pour mieux la combattre et elle n’est guère qu’un épisode parmi d’autres dans une vie de professionnel  --  et l’on passe ensuite à autre chose. Au surplus, et c’est le cas ici, elle peut être la conséquence d’une faute, comme l’explique Thornton au père du jeune homme. On ne confie pas une mission à quelqu’un qui n’a pas la compétence pour l’accomplir. Aussi a-t-il sans doute moins d’estime et de respect, sinon de compassion, pour le père du jeune homme que pour McLeod (Christopher George), le tueur professionnel qu’il abat à la fin du film. « Tu ne m’as pas laissé la moindre chance », dit-il à Thornton avant de mourir, et celui-ci lui rétorque : « Tu es trop fort pour qu’on te laisse une chance. » Hawks de conclure enfin[3] : « Cela rend l’homme heureux au moment de sa mort ». Voilà, pour le meilleur ou pour le pire, la vision du monde que veut revendiquer le cinéaste,  qui ne s’embarrasse généralement pas d’un sentimentalisme qu’il juge inutile voire nocif. Il préfère, et de loin, l’intelligence du geste (qui fonde le professionnalisme) aux intermittences du cœur.

            Il va sans dire qu’il en est de même concernant les relations qui unissent les hommes et les femmes. Hawks, que l’on a dit misogyne, n’aime pas les vierges énamourées ; ses personnages féminins sont des femmes fortes, parfois des garçons manqués ; il peut d’ailleurs transformer un personnage masculin en héroïne féminine  --  mais une héroïne féminine aussi énergique qu’un homme (voir Rosalind Russell dans His Girl Friday/La dame du vendredi, 1940, adaptation de « The Front Page » de Ben Hecht, où elle reprend le rôle du journaliste masculin Hildy Johnson qu’interprètera plus tard Jack Lemmon dans l’adaptation de Billy Wilder, Spécial Première, 1974). Hawks pensait, non sans pertinence, que changer le sexe d’un personnage pouvait améliorer une histoire. D’où l’apport capital à ses derniers films de la scénariste Leigh Brackett, avec un choix d’héroïnes qui se comportent comme des hommes « ni objets, ni enfants, ni vamps, ni mères, mais au contraire directes, indépendantes, douées d’humour, de plain-pied avec leurs partenaires masculins, non possessives »[4], des égales des hommes donc, capables de se fondre dans un de ces groupes ou une de ces communautés qui sont souvent au centre du cinéma de Hawks. Maudie ici (Charlene Holt), pas plus que « Feathers » (Angie Dickinson) dans Rio Bravo, et en dépit d’une féminité (et même d’une sensualité) violemment affirmée, ne sont des femmes soumises attendant le bon vouloir du mâle dominant ; de même Josephine dite « Joey » (Michele Carey), dont l’allure masculine n’est démentie que par une chevelure exubérante. Mais que l’on ne s’y trompe pas : il n’y a pas d’homosexualité latente dans l’univers d’hommes en danger de Hawks (même si l’inconscient peut parfois jouer de bons tours) ; les personnages, hommes et femmes, entretiennent d’abord des rapports de travail où efficacité et compétence doivent l’emporter sur toute autre considération.

            Quiconque connaît un minimum l’œuvre de Hawks sait quel brillant auteur de comédies il peut être, et c’est dans ce sens, qu’après un prologue fortement dramatisé, il développe son récit. C’est l’humour qui domine les relations qu’entretiennent Thornton et le shérif J.P. Harrah  --  un humour d’autant plus présent qu’il doit mieux dissimuler l’amitié profonde qui unit les deux hommes. Un humour qui peut aussi tenir lieu d’effusions sentimentales  --  voir ainsi la façon dont Hawks aborde le couple que forment « Joey » et « Mississipi » (James Caan).

            On voit donc à quel point El Dorado, malgré son rythme nonchalant et presque détaché, appartient de bout en bout et profondément à l’univers hawksien. Cette fois cependant, il laisse l’âge et ses atteintes rattraper ses héros. C’est qu’entre 1959 (Rio Bravo) et 1967 une sorte de crépuscule est tombé sur ce cinéma américain par excellence, cette geste de l’Amérique conquérante qu’aura été pendant longtemps le western. Un crépuscule, mais aussi un désenchantement, avec des héros vieillissants et condamnés à disparaître. Mais si Hawks accepte le vieillissement et une sorte de dégradation physique en blessant et abîmant ses personnages qui apparaissent dans le dernier plan s’appuyant chacun sur une béquille, il ne peut pour autant se résoudre à les voir mourir  --  défaillance étrangère à tout professionnel digne de ce nom. Aussi transforme-t-il ce que l’on pourrait appeler la « petite mort » de ses héros en une sorte de pantalonnade haute en couleurs. Façon pour lui de nier l’inexorable passage du temps.



[1] Pour reprendre le distinguo opéré jadis par Jean-Loup Bourget (« Hawks et le mythe de l’Ouest Américain », Positif, n°195-196, juillet-août 1977), qui sépare nettement Red River (La Rivière rouge, 1948) et The Big Sky (La Captive aux yeux clairs, 1952), relevant de l’épopée, de Rio Bravo (1959), El Dorado (1967) et Rio Lobo (1970), plus proches d’une approche morale qu’il décelait déjà dans Scarface 1932), un des premiers films de gangsters.
[2] Jean-A. Gili, « Howard Hawks », Cinéma d’aujourd’hui, Seghers, 1971, p.76.
[3] Propos recueillis par Michel Ciment, Positif, n°195-196, juillet-août 1977, p.53.
[4] Michel Ciment, « Hawks et l’écrit », Positif, n°195-196, juillet-août 1977, p.48.

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