15 février 2013

Une éblouissante leçon de cinéma.


Passion, de Brian De Palma (2012).

            Il est curieux, révélateur et singulièrement stimulant de voir à quelques jours d’intervalle seulement le biopic de Sacha Gervasi, Hitchcock , film rien moins que médiocre où l’immense cinéaste que l’on sait n’est là qu’à titre purement anecdotique, et le remake de Crime d’amour, d’Alain Corneau (2010), que propose Brian De Palma, cinéaste qui, lui, a parfaitement su intégrer une forte influence hitchcockienne à l’univers qui est le sien et que l’on retrouve ici intact. Contrairement à ce qu’on lui reprocha jadis, c'est-à-dire de n’être rien d’autre qu’un vulgaire clone d’Hitchcock, il ne s’est jamais agi pour lui de plagier platement le réalisateur de Vertigo (Sueurs froides, 1958) et de Psycho (Psychose, 1960) mais au contraire de comprendre, d’intégrer et finalement de dissoudre la leçon du maître à l’intérieur d’une thématique et d’une forme l’une et l’autre originales et difficilement réductibles à un simple exercice d’imitation, sinon d’admiration. Passion n’échappe pas à la règle, où De Palma, en dépit de son exil européen (le film est une coproduction franco-allemande), revient avec panache et non sans une certaine insolence un peu bravache sur ses vieux démons, ceux qu’illustrèrent ses grands films des années 70  --  voyeurisme, gémellité, érotisme inquiétant, fragmentation du regard et de l’esprit, mise en abyme.

            Avec Crime d’amour, son dernier film, Alain Corneau retrouvait lui aussi la veine de ses débuts où l’ombre tutélaire de Fritz Lang dominait Police Python 357 (1976) et La Menace (1977). Il y reprenait les thèmes de la culpabilité et de la suspicion, de la manipulation des preuves et du jeu avec les fausses pistes  --  reflet à peine déformé de Beyond a Reasonable Doubt (L’Invraisemblable vérité, 1956), vision pessimiste d’un univers d’où toute innocence paraît avoir été bannie. De Palma reste pour l’essentiel fidèle à la trame générale d’un récit qui ne pouvait que l’intéresser : ne disait-il pas déjà en 1977 que plusieurs de ses films « traitent de personnages qui sont manipulés, puis qui se révoltent contre ceux qui les manipulent »[1] ? Mais il en déplace l’enjeu pour mieux se l’approprier : suspense il y a bien (davantage que chez Corneau où il n’y avait jamais aucun doute sur la culpabilité de la meurtrière), mais l’essentiel tient ici à l’affrontement de trois personnages féminins qui entretiennent une passion amoureuse tout à la fois ambigüe et destructrice. A la rivalité professionnelle qui opposait les deux femmes de Crime d’amour succède un jeu de séduction et de domination pervers et lourd d’érotisme entre Christine (Rachel McAdams) et Isabelle (Noomi Rapace) où s’invite progressivement Dani (Karoline Herfurth), l’assistante d’Isabelle  --  alors que dans le film de Corneau l’assistant n’était qu’un personnage (masculin au surplus) d’importance secondaire, surtout présent pour justifier l’ultime rebondissement final.

            Commençant son film de façon presque banale, encore que l’omniprésence des images, des écrans et des reflets montre assez que le regard d’un maître est ici à l’œuvre, De Palma met progressivement en scène une sorte de lente danse de mort violemment sexuée, où l’homme compte finalement pour peu, sinon comme pourvoyeur de fantasmes (et dans pourvoyeur il y a voyeur), mais qui réunit trois femmes en un trio maléfique qui se révèle indissociable au-delà du meurtre et de la mort. Ne paraissent-elles pas, d’une scène à l’autre, se vampiriser les unes les autres, ces femmes érotisées à l’extrême avec leurs lèvres volontairement trop rouges ? Aussi, quand apparaît la sœur jumelle de Christine, on ne sait s’il s’agit de la réalité (existe-t-elle seulement cette sœur jumelle que Christine prétend morte ?), d’un fantasme, d’une résurrection ou encore d’un fantasme de résurrection ou de la résurrection d’un fantasme. Le film bascule alors, avec une palette de couleurs qui vont du rouge sang au bleu acier (sublimes éclairages de José Luis Alcain, l’opérateur habituel d’Almodovar), dans un univers onirique et glacé où le cinéaste, en vrai démiurge et maître absolu de son récit (fût-il trompeur) mène un spectateur de moins en moins certain de la réalité de ce qu’il voit  --  ou de ce qu’on prétend lui faire voir.

            Le goût de De Palma pour la manipulation et la mise en scène explose triomphalement dans le dernier quart d’heure du film où brusquement il s’écarte de son modèle pour développer une fin très différente et bien dans sa manière. Quand Dani, son assistante, révèle à Isabelle qu’elle a tout compris de sa machination (le film de Corneau s’arrêtait là), commence alors un finale où images et séquences s’enchâssent dans une vertigineuse mise en abyme qui finit d’égarer le spectateur  --  mais avec quelle volupté ! Non seulement Dani a tout compris mais elle a tout filmé en ne cessant d’espionner Isabelle, saisissant par l’image tous ses faits et gestes, « filmeuse » filmant un film à l’intérieur du film. Ainsi a-t-elle en quelque sorte doublé la mise en scène en forme de manipulation d’Isabelle assassinant Christine en filmant à son tour Isabelle assassinant Christine avant qu’Isabelle n’assassine elle-même Dani et qu’apparaisse, dans un saisissant et morbide jeu de miroirs, la sœur jumelle de Christine (ou prétendue telle, on ne sait), qui assassine Isabelle tandis que le policier Bach (Rainer Bock), un bouquet de fleurs rouges à la main, monte l’interminable escalier qui monte à l’appartement d’Isabelle  --  épisode dont on sait par ailleurs qu’il est largement antérieur à la supposée action en cours. Ce vertigineux épilogue, admirablement soutenu par la partition de Pino Donaggio, laisse le spectateur pantois tant le cinéaste est parvenu à brouiller les pistes : on ne sait à quel moment le récit a quitté les rails du réalisme pour entrer dans une autre dimension dont on ignore s’il s’agit d’une chute dans le rêve ou la folie. Seul le dernier plan apporte peut-être une réponse (mais rien n’est vraiment sûr) quand le rêve paraît s’ouvrir sur le meurtre et la folie.

            De Palma prend ici une éclatante revanche : lui qui n’est plus en odeur de sainteté à Hollywood (si tant est qu’il y fut jamais), ne le voilà-t-il pas qui prouve, à 72 ans passés, qu’il n’a rien perdu de la vigueur et de l’intelligence de ses débuts et qu’il est capable d’être encore cet immense illusionniste qui s’attache à transformer la réalité du monde en un spectacle de cinéma où la mise en scène finit par l’emporter sur toute autre considération. A ce jeu où il est passé maître, il gagne une fois de plus d’éblouissante façon.



[1] Entretien avec Michael Henry, Positif, n°193, mai 1977, p.30.

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