Passion,
de Brian De Palma (2012).
Il est curieux, révélateur et
singulièrement stimulant de voir à quelques jours d’intervalle seulement le biopic de Sacha Gervasi, Hitchcock , film rien moins que médiocre
où l’immense cinéaste que l’on sait n’est là qu’à titre purement anecdotique,
et le remake de Crime d’amour, d’Alain Corneau (2010), que propose Brian De Palma,
cinéaste qui, lui, a parfaitement su intégrer une forte influence
hitchcockienne à l’univers qui est le sien et que l’on retrouve ici intact.
Contrairement à ce qu’on lui reprocha jadis, c'est-à-dire de n’être rien
d’autre qu’un vulgaire clone d’Hitchcock, il ne s’est jamais agi pour lui de
plagier platement le réalisateur de Vertigo
(Sueurs froides, 1958) et de Psycho (Psychose, 1960) mais au contraire de comprendre, d’intégrer et
finalement de dissoudre la leçon du maître à l’intérieur d’une thématique et
d’une forme l’une et l’autre originales et difficilement réductibles à un
simple exercice d’imitation, sinon d’admiration. Passion n’échappe pas à la règle, où De Palma, en dépit de son exil
européen (le film est une coproduction franco-allemande), revient avec panache
et non sans une certaine insolence un peu bravache sur ses vieux démons, ceux
qu’illustrèrent ses grands films des années 70
-- voyeurisme, gémellité,
érotisme inquiétant, fragmentation du regard et de l’esprit, mise en abyme.
Avec Crime d’amour, son dernier film, Alain Corneau retrouvait lui aussi
la veine de ses débuts où l’ombre tutélaire de Fritz Lang dominait Police Python 357 (1976) et La Menace (1977). Il y reprenait les
thèmes de la culpabilité et de la suspicion, de la manipulation des preuves et
du jeu avec les fausses pistes -- reflet à peine déformé de Beyond a Reasonable Doubt (L’Invraisemblable vérité, 1956), vision
pessimiste d’un univers d’où toute innocence paraît avoir été bannie. De Palma
reste pour l’essentiel fidèle à la trame générale d’un récit qui ne pouvait que
l’intéresser : ne disait-il pas déjà en 1977 que plusieurs de ses films
« traitent de personnages qui sont manipulés, puis qui se révoltent contre
ceux qui les manipulent »[1] ?
Mais il en déplace l’enjeu pour mieux se l’approprier : suspense il y a
bien (davantage que chez Corneau où il n’y avait jamais aucun doute sur la
culpabilité de la meurtrière), mais l’essentiel tient ici à l’affrontement de
trois personnages féminins qui entretiennent une passion amoureuse tout à la
fois ambigüe et destructrice. A la rivalité professionnelle qui opposait les
deux femmes de Crime d’amour succède
un jeu de séduction et de domination pervers et lourd d’érotisme entre
Christine (Rachel McAdams) et Isabelle (Noomi Rapace) où s’invite
progressivement Dani (Karoline Herfurth), l’assistante d’Isabelle --
alors que dans le film de Corneau l’assistant n’était qu’un personnage (masculin
au surplus) d’importance secondaire, surtout présent pour justifier l’ultime
rebondissement final.
Commençant son film de façon presque
banale, encore que l’omniprésence des images, des écrans et des reflets montre
assez que le regard d’un maître est ici à l’œuvre, De Palma met progressivement
en scène une sorte de lente danse de mort violemment sexuée, où l’homme compte
finalement pour peu, sinon comme pourvoyeur de fantasmes (et dans pourvoyeur il
y a voyeur), mais qui réunit trois femmes en un trio maléfique qui se révèle
indissociable au-delà du meurtre et de la mort. Ne paraissent-elles pas, d’une
scène à l’autre, se vampiriser les unes les autres, ces femmes érotisées à
l’extrême avec leurs lèvres volontairement trop rouges ? Aussi, quand
apparaît la sœur jumelle de Christine, on ne sait s’il s’agit de la réalité
(existe-t-elle seulement cette sœur jumelle que Christine prétend
morte ?), d’un fantasme, d’une résurrection ou encore d’un fantasme de
résurrection ou de la résurrection d’un fantasme. Le film bascule alors, avec
une palette de couleurs qui vont du rouge sang au bleu acier (sublimes
éclairages de José Luis Alcain, l’opérateur habituel d’Almodovar), dans un
univers onirique et glacé où le cinéaste, en vrai démiurge et maître absolu de
son récit (fût-il trompeur) mène un spectateur de moins en moins certain de la
réalité de ce qu’il voit -- ou de ce qu’on prétend lui faire voir.
Le goût de De Palma pour la
manipulation et la mise en scène explose triomphalement dans le dernier quart
d’heure du film où brusquement il s’écarte de son modèle pour développer une
fin très différente et bien dans sa manière. Quand Dani, son assistante, révèle
à Isabelle qu’elle a tout compris de sa machination (le film de Corneau
s’arrêtait là), commence alors un finale où images et séquences s’enchâssent
dans une vertigineuse mise en abyme qui finit d’égarer le spectateur -- mais
avec quelle volupté ! Non seulement Dani a tout compris mais elle a tout filmé
en ne cessant d’espionner Isabelle, saisissant par l’image tous ses faits et
gestes, « filmeuse » filmant un film à l’intérieur du film. Ainsi
a-t-elle en quelque sorte doublé la
mise en scène en forme de manipulation d’Isabelle assassinant Christine en
filmant à son tour Isabelle assassinant Christine avant qu’Isabelle n’assassine
elle-même Dani et qu’apparaisse, dans un saisissant et morbide jeu de miroirs,
la sœur jumelle de Christine (ou prétendue telle, on ne sait), qui assassine
Isabelle tandis que le policier Bach (Rainer Bock), un bouquet de fleurs rouges
à la main, monte l’interminable escalier qui monte à l’appartement
d’Isabelle -- épisode dont on sait par ailleurs qu’il est
largement antérieur à la supposée
action en cours. Ce vertigineux épilogue, admirablement soutenu par la
partition de Pino Donaggio, laisse le spectateur pantois tant le cinéaste est
parvenu à brouiller les pistes : on ne sait à quel moment le récit a
quitté les rails du réalisme pour entrer dans une autre dimension dont on
ignore s’il s’agit d’une chute dans le rêve ou la folie. Seul le dernier plan
apporte peut-être une réponse (mais rien n’est vraiment sûr) quand le rêve
paraît s’ouvrir sur le meurtre et la folie.
De Palma prend ici une éclatante
revanche : lui qui n’est plus en odeur de sainteté à Hollywood (si tant
est qu’il y fut jamais), ne le voilà-t-il pas qui prouve, à 72 ans passés,
qu’il n’a rien perdu de la vigueur et de l’intelligence de ses débuts et qu’il
est capable d’être encore cet immense illusionniste qui s’attache à transformer
la réalité du monde en un spectacle de cinéma où la mise en scène finit par
l’emporter sur toute autre considération. A ce jeu où il est passé maître, il
gagne une fois de plus d’éblouissante façon.
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