Réédition de Heavens’s Gate (La Porte du Paradis), de Michael Cimino (1980).
Il y a des films, réputés maudits,
que la cinéphilie élève, parfois à tort, d’autres fois à raison, au rang de
saints et de martyrs, au nom de la liberté sacrée de l’artiste et contre la
tyrannie des producteurs et des financiers. Heaven’s
Gate est, à l’évidence, de ceux-là, qui défraya la chronique au tournant
des années 70 et 80. On se souvient peut-être des péripéties d’une saga à
l’échelle hollywoodienne : un tournage traînant en longueur, un budget
initial dépassé dans des proportions gigantesques, une sortie catastrophique
tant du point de vue public que critique, le film (d’une durée initiale de 219
minutes) retiré de l’affiche après une semaine d’exploitation, remonté et
ramené par le cinéaste lui-même à 151 minutes, puis de nouveau présenté à la presse
et au public -- sans plus de succès que la première fois. Le
tout débouchant sur l’une de ces crises de confiance qui secouent
périodiquement l’industrie cinématographique américaine et liée cette fois aux
insurmontables difficultés de trésorerie des Artistes Associés que le film
entraîna dans sa chute.
Restait une œuvre étrange que l’on
dut alors juger plutôt en pièces que
sur pièce. On pouvait alors estimer à bon droit difficile, voire impossible, de
prendre la mesure d’une entreprise construite, comme The Deer Hunter (Voyage au
bout de l’enfer, 1978), le précédent et triomphal film de Cimino, sur la
durée, obéissant à une structure romanesque complexe, à l’exemple de ces
grandes œuvres de la littérature russe
dont Cimino s’inspirait d’évidence, alors qu’on ne nous proposait qu’une
version réduite et, pensait-on, fatalement déséquilibrée. Présenté au festival
de Cannes en 1981, le film manqua d’autant moins de défenseurs qu’il s’agissait
aussi pour la critique française de
prendre le contre-pied d’une critique américaine considérée comme en général
assez peu clairvoyante -- notamment vis-à-vis de ses propres cinéastes.
Les réserves que l’on pouvait nourrir à l’égard d’une œuvre aussi ambitieuse,
due à un cinéaste que la réussite de The
Deer Hunter avait rendu d’une certaine façon infaillible, ne manqueraient
pas d’être balayées tôt ou tard par la découverte de la version intégrale de
219 minutes qui installerait enfin le film à sa vraie place --
l’une des toutes premières évidemment. C’est cette version que l’on peut
voir aujourd’hui -- version nullement inédite en fait (sinon sous
sa forme « restaurée »[1]),
visible même depuis plusieurs années et qui permet, plus de trente ans après sa
réalisation, d’évaluer le film avec recul et lucidité.
L’anecdote d’Heaven’s Gate illustre un épisode à la fois sordide et exemplaire
de ce qu’il est convenu d’appeler la conquête de l’Ouest -- la
bataille du County Johnson qui opposa en 1890 une troupe de mercenaires à la
solde de grands éleveurs aux colons d’Europe centrale fraîchement débarqués et
réduits à voler du bétail pour survivre. Mais le sujet réel du film se tient à
la croisée des chemins de l’histoire américaine, là où se forge une nation, où
s’affrontent des ethnies et où se brisent des idéaux. On retrouve ici, comme
dans The Deer Hunter, la volonté
d’intégration d’une communauté minoritaire (souci que l’on retrouvera dans Year
of the Dragon/L’Année du dragon, 1985) qui se heurte aux convulsions historiques
d’une terre et sort du combat brisée
-- mais toujours vivante.
Les immigrants d’Heaven’s Gate, venus d’Europe centrale
et, partant, ancêtres des soldats de The
Deer Hunter, s’imaginent franchir la porte du Paradis en débarquant en
Amérique alors qu’ils découvrent un enfer où ils n’ont pas leur place.
« Rentrez chez vous », leur crie d’entrée de jeu Nat Champion
(Christopher Walken), un tueur ambigu au service des éleveurs. L’époque où ils
arrivent, la fin des années 1880 et le début des années 1890, les laisse en
marge de l’Histoire : ainsi traversent-ils en longues files
ininterrompues un contient déjà
conquis -- et non seulement conquis, mais domestiqué,
partagé, industrialisé, rationnellement exploité. Ce n’est pas en vain que la
ville de Casper, Wyoming, rappelle ici le Clairton, Pennsylvanie, de The Deer Hunter. Même animation
empressée et bruyante (ici les chariots, là les poids lourds), mêmes fumées
épaisses qui obscurcissent le ciel, même bruit
infernal annonçant une descente aux enfers plus effroyable encore -- les
exécutions sommaires et la bataille du County Johnson d’un côté, la roulette
russe et la guerre du Vietnam de l’autre.
Lutte âpre entre le bien et le mal, l’un
et l’autre inextricablement mêlés dans The
Deer Hunter, plus nettement séparés ici
-- trop peut-être. C’est qu’au
crépuscule de la conquête, bientôt à l’aube d’un nouveau siècle, deux Amériques
s’opposent, celle des Pères Fondateurs dont le prologue laisse deviner
l’humanisme profond (le doyen d’Harvard qu’interprète Joseph Cotten recommande
aux nouveaux diplômés d’aller « éduquer l’Amérique ») et celle du
capitalisme industriel perverti par la machine et qui triomphera de l’Amérique
aux idéaux naïfs. On sait que l’image mythique de la locomotive troublant le
calme pastoral de l’Ouest illustre le triomphe du capitalisme de l’Est sur les westerners anachroniques, et l’on ne
s’étonnera pas dès lors de voir arriver ici les immigrants par trains entiers. La machine (infernale)
les a précédés ; rien ne pourra les sauver
-- au moins dans un premier temps
car, en dépit de tout, ils sont aussi
le visage de l’Amérique future et comme le dit Billy Irvine, le cynique
désabusé (John Hurt) : « Ils sont trop nombreux. Vous ne pouvez tous
les tuer comme les Indiens ».
L’intérêt d’Heaven’s Gate (je parle ici davantage de son discours que de ses
qualités proprement cinématographiques, j’y reviendrai) tient aussi à ce que le
désarroi des minoritaires soit ici partagé par James Averill (Kris Kristofferson),
un Américain de souche anglo-saxonne, fils de bonne famille, d’éducation
universitaire, shérif fédéral par surcroît, dont les choix illustrent quelques-uns
des grands idéaux américains. Lors de la (longue) séquence de remise des
diplômes qui ouvre le film, l’attitude débonnaire de son ami Billy Irvine
débouche sur une parodie de discours qui est une vraie profession de foi
conservatrice (« Nous nions toute velléité de changer ce que nous estimons
dans l’ensemble être bien orchestré »)
et annonce le cynisme des grands éleveurs aux côtés desquels il se rangera
d’ailleurs, sans toutefois y croire vraiment. Ainsi Averill et Irvine
apparaissent-ils comme les deux profils d’un même visage --
image d’une Amérique écartelée alors même qu’elle tâtonne à la recherche
de son unité.
Matière riche, on le voit, trop
riche, au surplus coupée de nombreuses incidentes romanesques que Cimino, et
c’est là où le bât blesse hélas cruellement, n’a pas su maîtriser au niveau de
l’écriture et même de la mise en scène. On pouvait estimer en 1980 (j’étais de
ceux-là) que la version courte, proposée par le cinéaste lui-même, empêchait de
saisir la respiration de l’œuvre -- que l’on espérait infiniment plus ample. La
version intégrale montre malheureusement que l’on se berçait d’illusions. Car,
au-delà de ses intentions et du discours qu’il véhicule, Heaven’s Gate repose sur un scénario d’une inconsistance rédhibitoire
-- un scénario, il est bon de le
préciser, refusé pendant des années par les studios mais que le triomphe de The Deer Hunter permit finalement à
Cimino d’imposer et qu’il a, de son propre aveu[2],
« très peu retouché ». L’intrigue, étirée sur plus de trois heures et
demie, apparaît singulièrement indigente et même squelettique, se limitant à
cette sorte de complot visant à éliminer des immigrants devenus gênants.
Mais pour le reste, tout se passe comme
si Cimino se refusait obstinément à bâtir un vrai scénario solidement construit
et structuré, et, comme l’écrivait Olivier Eyquem dans un des rares articles
opposés au film et qui reste aujourd’hui encore d’une rare pertinence[3],
« motivé par un principe de clarté qu’illustre admirablement la formule to make a point, impliquant que chaque
scène serve une fonction précise dans l’ensemble du récit. » Quant aux
personnages, le cinéaste paraît quasiment poser en principe de ne leur donner
aucune épaisseur. Ainsi ne saura-t-on pas pourquoi James Averill, patricien de
la côte Est, réapparaît vingt ans après la fin de ses études à Harvard comme
shérif dans un comté du Wyoming ; on ne saura rien non plus des relations
qui l’unissent à Nat Champion, personnage lui aussi particulièrement opaque, à
la fois son ami et tueur patenté au service des éleveurs sans scrupules ;
pas plus que du rôle que tient, entre les deux hommes, Ella Watson (Isabelle
Huppert), prostituée et tenancière de bordel arrivée là on ne sait trop d’où
(elle parle français à l’occasion), ni pourquoi, ni comment. Tout cela ne
paraît avoir aucun espèce d’importance pour Cimino qui préfère multiplier de
longs silences qui se veulent lourds de signification mais ne sont que l’expression de son
impuissance à animer une scène ou à transmettre une émotion.
Bien que soulignant ce défaut dans leur
défense du film, Coursodon et Tavernier[4]
justifient cette faiblesse à leur façon : « Pourtant, quelque chose
circule entre ces trois êtres, en fait si proches par un commun déphasage par
rapport aux groupes dont ils sont issus[5] ;
et ce quelque chose, plus que le matériau historico-social, donne au film sa
forme et son sens. On circule d’ailleurs beaucoup dans Heaven’s Gate : cette circulation des personnages en vient à
figurer leurs rapports. » Mais si l’on circule beaucoup dans le film, ce
qui est exact (on ne manque pas de temps
pour le faire), c’est le plus souvent en tournant en rond, comme le mot le
suggère, à coups de rimes internes qui, bien loin de faire avancer dramatiquement le récit paraissent au
contraire le figer dans un sur-place permanent. A la fête universitaire qui
ouvre le film répond ainsi le bal des immigrants --
manifestation d’espoir débouchant finalement sur les cercles
concentriques et littéralement dantesques de la bataille du County Johnson.
C’est là l’idée du cercle de la vie défendu par Cimino (après Leone tout de
même, soulignons-le), sans cesse brisé mais toujours ressoudé -- la
communauté rendant hommage aux maillons disparus tout en leur survivant. Ainsi
s’achevait, on s’en souvient peut-être, The
Deer Hunter ; ainsi devrait s’achever Heaven’s Gate. Mais le cinéaste a préféré cette fois un épilogue
aussi pompeux que sibyllin, laissant (treize ans plus tard) un James Averill
étrangement seul alors que la communauté qu’il a voulu défendre lui survit par
ailleurs.
Faut-il finalement voir là quelque
chose comme l’illustration la plus claire de l’échec du cinéaste et de son
film ? Car s’il réussit plutôt bien (encore que de façon sans doute trop
schématique) à décrire les destinées collectives des communautés qu’il met en
scène, il échoue complètement quand il s’agit de s’attacher aux individus qu’il
réduit ici à la simple dimension de pantins privés de toute existence réelle.
Ajoutons qu’on ne sait trop par quelle aberration (ou inconscience
masochiste ?), Cimino a choisi pour « incarner » ces trois
personnages sans substance des comédiens particulièrement mal distribués :
on ne croit ainsi ni à Christopher Walken, ni à Isabelle Huppert et tout juste
à Kris Kristofferson, un acteur plutôt limité mais celui, des trois, qui s’en
sort encore le mieux.
Ici et là cependant, mais à de trop
rares moments, le cinéaste parvient à faire montre de quelques-unes de ces
qualités purement cinématographiques qu’on rencontrait tout au long de The Deer Hunter. De beaux plans de
nature (Eyquem évoque à juste titre Anthony Mann), des mouvements d’appareil
particulièrement réussis dans les séquences de bals (celui des étudiants et celui des immigrants), la
silhouette d’un cavalier disparaissant dans un panache de fumée --
moments trop isolés cependant, et qu’on peut mettre tout autant à
l’actif du grand chef-opérateur Vilmos Zsigmond que du cinéaste. On a dit (et
on le dit encore, encouragé par Cimino lui-même qui semble alimenter cette
légende ou, à tout le moins, ne pas la démentir) que l’échec de Heaven’s Gate, joint à une espèce de
complot de l’industrie hollywoodienne, avait brisé la carrière d’un génie
mésestimé. Mais, soyons sérieux, est-ce vraiment cet échec qui explique la
longue descente aux enfers artistique
que fut la suite de sa carrière, avec la demi-réussite de Year of the Dragon, le naufrage total et navrant de The Sicilian (Le Sicilien, 1987), la médiocre inutilité de son remake de La Maison des otages de Wyler (Desperate
Hours, 1990) et l’intérêt pour le moins limité de Sunchaser (1996) ? Ou faut-il, plus lucidement et plus
justement aussi, ne voir en Cimino que l’homme d’un seul film, mais ô combien
admirable ? La réponse me semble aller de soi, entre enfer et purgatoire.
[1]
Cimino dit avoir retravaillé le son, l’image et le montage pour cette version.
Mais, comme le souligne le journal Le
Monde (du 27 février 2013) : « La structure reste la même que la
grande fresque d’origine ». Tout en ajoutant : « Mais la
sensation est différente. La texture brute et sensuelle de l’original, qui
tendait vers la peinture, n’est plus du tout la même. La profondeur de champ
est beaucoup plus marquée. Certaines scènes ont changé de texture. » Ce
qui est joliment dit, mais ne change fondamentalement rien au film; et il n’est
bien sûr nulle part question de scénario
-- un détail sans doute.
[5]
Sans doute sait-on effectivement de quel « groupe » est issu Averill,
mais quid de Nat Champion et d’Ella
Watson ? Bien malin qui le dira.
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