26 février 2013

Film noir et drame passionnel.


Réédition de The Dark Corner (L’Impasse tragique), de Henry Hathaway (1946).

            Un peu à la façon d’un William Wellman et de quelques autres, Henry Hathaway (1898-1985) a toujours été considéré comme un cinéaste de second rang, homme à tout faire d’un studio (la Paramount d’abord puis la Fox dans les années 40 et 50), passant sans barguigner d’un western à un film noir (deux genres auxquels il a beaucoup sacrifié, et souvent avec bonheur) ou d’une aventure exotique (Les Trois Lanciers du Bengale/Lives of a Bengal Lancer, 1935) à une élégie romantique qui enchantait André Breton et les surréalistes (Peter Ibbetson, 1935). Il n’a guère bénéficié de l’attention de la cinéphilie française des années 50 (contrairement à un Hitchcock, un Hawks ou un Ford), et il est exact qu’en dépit des efforts méritoires d’un Bertrand Tavernier[1], le train de la renommée l’a laissé sur le quai. Les soixante-quatre films qu’il a réalisés entre 1932 et 1974 ne comptent assurément pas que des chefs d’œuvre, très loin de là : il acceptait tout ce qu’on lui proposait à la façon, comme l’écrit joliment Tavernier, « d’un mécanicien à qui l’on confie des pièces séparées et qui tente de les assembler »[2], s’efforçant toujours d’améliorer le matériau d’origine par des trouvailles ou des expérimentations. Citons (un peu arbitrairement) deux films qui illustrent bien sa manière : From Hell to Texas (La Fureur des hommes, 1958[3]) pour le western et, pour le film noir, Kiss of Death (Le Carrefour de la mort, 1947). Sans négliger, dans le même genre mais dans une approche plus hybride, The Dark Corner (L’Impasse tragique, 1946), que le Studio Action de la rue Christine réédite aujourd’hui dans une belle copie neuve.

            Difficile à première vue de ne pas évoquer ici Laura réalisé deux ans auparavant, et à coup sûr le personnage qu’incarne ici avec élégance et détachement Clifton Webb, esthète amoureux de l’image d’une femme davantage que de la femme elle-même, fait plus que rappeler le Waldo Lydecker du film de Preminger (interprété par le même Clifton Webb)  --  la présence dans les deux films d’un fascinant portrait (ici attribué à Raphaël) renforce encore la parenté si besoin en était. Mais la comparaison s’arrête là  --  ou plutôt, au-delà des évidentes similitudes, elle permet au contraire de comprendre tout ce qui sépare le cinéma d’Hathaway de celui de Preminger. Quand Laura se concentre sur une machination que Preminger, qui ne s’intéressa jamais aux bas-fonds, situe dans le milieu social homogène de la haute bourgeoisie new-yorkaise, Hathaway oppose l’univers raffiné du galeriste Hardy Cathcart (Clifton Webb) à celui, populaire et presque crapuleux, où évolue le détective privé Bradford Galt (Mark Stevens, au physique assez proche de celui de Dana Andrews) et de ses semblables. On sent d’ailleurs Hathaway, sinon plus à son aise, du moins plus dans son élément naturel quand il décrit les méthodes brutales de Galt et, plus encore, du détective pourri au costume ironiquement blanc (William Bendix). La violence, non sans une pointe de sadisme ici et là (la main qu’on écrase, le costume qu’on macule d’encre), appartient d’ailleurs à l’univers du cinéaste qui n’a jamais répugné à des éclairs de brutalité presque gratuite, jusque dans ses derniers films comme Nevada Smith (1966)  --  mais on parlait, à tort et comme en manière d’excuse (un cinéaste américain ne pouvait se laisser aller à de tels excès) de l’influence pernicieuse du western italien, alors naissant. Hathaway impose de même à sa mise en scène une sorte de nervosité crispée, de respiration saccadée, de rugosité heurtée : sans sacrifier complètement les mouvements d’appareil (voir la séquence de la fête foraine), il découpe souvent ses scènes pour mieux rendre la fébrilité de ses personnages, utilisant avec compétence arrière-plans et profondeur de champ.

            La tension dont témoigne The Dark Corner, cette forme d’essoufflement dont la mise en scène fait sa matière, ne tient pas seulement au climat de violence dans lequel baigne le récit. C’est l’intrigue elle-même, description d’une machination diabolique, qui pousse Galt a une rupture psychologique désespérée qu’on a peu l’habitude de rencontrer dans un film noir. Il y a là encore comme une forme de sadisme dans la façon dont les portes se referment une à une sur lui alors qu’il pensait (et le spectateur avec lui) sortir enfin de la nasse qui le retient prisonnier. Et il faut finalement tout l’amour d’une femme pour qu’il finisse par en sortir  --  mais une femme à deux visages, celui de la secrétaire pleine de vie et d’énergie (Lucille Ball) et la femme-objet réduite aux apparences d’un portrait mais qui se rebelle (Cathy Downs). Ainsi Hathaway réunit-il film noir et drame passionnel dans un épilogue dont on peut presque penser, à l’aune du reste du film, qu’il est trop beau pour être vrai.



[1] Voir son texte, en partie repris dans son « 50 ans de cinéma américain », « Sur Henry Leopold de Fienne dit Henry Hathaway », Positif, n°135, février 1972.
[2] Op. cit., p.2.
[3] Connu aussi sous le titre de Manhunt (à ne pas confondre avec le film de Fritz Lang, Man Hunt/Chasse à l’homme, 1941).

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