Lincoln,
de Steven Spielberg (2012).
A l’annonce de la réalisation par
Steven Spielberg d’un film consacré à Lincoln, et connaissant son sens du
spectacle, pour ne pas dire du spectaculaire, certains se sont sans doute
attendus à une grande fresque épique, faisant une large part aux combats de la
guerre de Sécession -- bref, une sorte d’Autant en emporte le vent nordiste centré sur l’une des figures
majeures de l’histoire des Etats-Unis. Ceux-là seront déçus. Rien de moins
spectaculaire en effet que ce long huis-clos politique qui s’intéresse d’abord
au fonctionnement des institutions, brosse ensuite un portrait intimiste de
Lincoln mais rejette impitoyablement à l’arrière-plan, et même plutôt
hors-champ, tout ce qui pourrait relever de l’héroïsme militaire.
Le scénario de Tony Kushner,
excellent dramaturge, auteur notamment de « Angels in America » (qui
a fait l’objet d’un opéra et d’une remarquable adaptation réalisée pour la
télévision par Mike Nichols, avec Al Pacino), également coscénariste de Munich (Steven Spielberg déjà, 2005), le
scénario donc se concentre sur les quelques jours de janvier 1865 au cours desquels Lincoln se
cherche une majorité des deux-tiers pour faire voter par la Chambre des
Représentants le 13ème amendement de la Constitution abolissant
l’esclavage. S’ajoutent des débuts de pourparlers de paix avec les états du
Sud, qui ne déboucheront pas, les Nordistes exigeant une reddition pure et
simple. Enfin, de façon parallèle, on entre dans l’intimité de Lincoln, ses
relations difficiles avec sa femme et son fils aîné qui souhaite aller se
battre comme tous les jeunes gens de son âge. Une sorte d’épilogue évoque son
assassinat en avril 1865, quelques jours seulement après la fin officielle de
la guerre de Sécession.
Les différentes pistes qu’ouvre et
explore le scénario de Kushner, où l’on pouvait craindre que le récit s’égarât
parfois, Spielberg parvient à les fédérer, c’est le cas de le dire, en les réunissant
autour de son personnage principal, qu’il admire visiblement, et dont il
sculpte admirablement la statue pour ainsi dire au sens physique du terme. On
découvre ici, en héritier du Young Mr.
Lincoln (Vers sa destinée, 1939)
de John Ford « un Lincoln familier, (…), méditatif mais doté
d’humour »[1],
proche de ses concitoyens, écrivant d’admirables discours (celui, célébrissime,
prononcé à Gettysburg et que lui récitent des soldats au début du film) et cependant orateur modeste, comme
prisonnier d’une gaucherie physique que trahit cette longue silhouette
dégingandée que prolonge encore le chapeau haut de forme --
silhouette comme exténuée mais reconnaissable entre toutes et que Daniel
Day-Lewis rend de façon saisissante, voûté, le pas traînant, la voix haut
perchée et légèrement cassée. Cet homme presque fragile doit mener une bataille
politique, certes moins sanglante que celles de la guerre, mais rude malgré
tout, et où tous les coups sont permis
-- le prix, parfois douloureux, à
payer pour aller jusqu’au bout de ses idées visionnaires, « vers sa
destinée » pour reprendre le titre français du film de Ford. Lincoln et
quelques autres savent qu’ils écrivent l’Histoire et Spielberg le montre de
façon familière, sans grandiloquence mais avec émotion comme dans cette scène
admirable où la compagne noire de Thaddeus Stevens, farouche abolitionniste,
lit le texte du 13ème amendement.
Il est tentant et intéressant de
comparer ici la démarche de Spielberg avec celle d’un Preminger décrivant lui
aussi, dans Advise and Consent (Tempête à Washington, 1962), le
fonctionnement des institutions à l’occasion d’un vote crucial (le choix d’un
secrétaire d’Etat que le Sénat doit ratifier)
-- crucial, mais pas historique.
Le regard de Preminger apparaît comme celui d’un observateur concerné mais
désengagé, qui donne à voir avec froideur, presque de façon clinique, le
comportement d’hommes politiques capables (et coupables) de dérives
discutables -- y compris pour la bonne cause. Ceux que
montre ici Spielberg, même avec un siècle d’écart, ne sont pas fondamentalement
différents, faibles, corruptibles, retors, tourmentés, cupides, mais un homme
les guide et le poids de l’Histoire qu’il semble porter sur ses épaules voûtées
les change et les transcende -- du moins certains d’entre eux.
Il est une autre piste que Spielberg suit
ici et qui lui est familière depuis L’empire
du Soleil (Empire of the Sun,
1987) et jusqu’au récent Cheval de guerre
(War Horse, 2011), c’est celle du
comportement de l’homme en temps de guerre, de la façon dont elle les modèle et
les transforme. On ne voit pratiquement rien ici des combats de la guerre de
Sécession, je l’ai dit : quelques plans à l’ouverture du film, la
traversée d’un champ de bataille vers la fin. Mais Lincoln ne serait pas Lincoln,
un homme inscrit dans l’Histoire, sans cette guerre particulièrement sauvage et
qu’il doit mener à son terme pour ce qu’il estime être le bien d’une humanité
que les épreuves devraient rendre meilleure. Il annonce en quelque sorte le
capitaine Miller (Tom Hanks) demandant au soldat Ryan de mériter les sacrifices
consentis pour le sauver. N’est-ce pas aussi à la fin de ce même film que
Spielberg citait déjà Lincoln évoquant les soldats sacrifiés « sur l’autel
de la liberté » ? Ainsi, de film en film, et en dépit d’indiscutables
faux-pas, voit-on une continuité se préciser, des thèmes s’approfondir, en
somme une œuvre se bâtir patiemment et trouver peu à peu sa cohérence -- une
œuvre où, au surplus, l’art de la mise en scène n’est jamais pris en défaut (saluons
au passage les formidables éclairages de Janusz Kaminski) et dont assurément,
j’en prends le pari, l’avenir ne manquera de rien.
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