3 février 2013

Familier mais historique.


Lincoln, de Steven Spielberg (2012).

            A l’annonce de la réalisation par Steven Spielberg d’un film consacré à Lincoln, et connaissant son sens du spectacle, pour ne pas dire du spectaculaire, certains se sont sans doute attendus à une grande fresque épique, faisant une large part aux combats de la guerre de Sécession  --  bref, une sorte d’Autant en emporte le vent nordiste centré sur l’une des figures majeures de l’histoire des Etats-Unis. Ceux-là seront déçus. Rien de moins spectaculaire en effet que ce long huis-clos politique qui s’intéresse d’abord au fonctionnement des institutions, brosse ensuite un portrait intimiste de Lincoln mais rejette impitoyablement à l’arrière-plan, et même plutôt hors-champ, tout ce qui pourrait relever de l’héroïsme militaire.

            Le scénario de Tony Kushner, excellent dramaturge, auteur notamment de « Angels in America » (qui a fait l’objet d’un opéra et d’une remarquable adaptation réalisée pour la télévision par Mike Nichols, avec Al Pacino), également coscénariste de Munich (Steven Spielberg déjà, 2005), le scénario donc se concentre sur les quelques jours  de janvier 1865 au cours desquels Lincoln se cherche une majorité des deux-tiers pour faire voter par la Chambre des Représentants le 13ème amendement de la Constitution abolissant l’esclavage. S’ajoutent des débuts de pourparlers de paix avec les états du Sud, qui ne déboucheront pas, les Nordistes exigeant une reddition pure et simple. Enfin, de façon parallèle, on entre dans l’intimité de Lincoln, ses relations difficiles avec sa femme et son fils aîné qui souhaite aller se battre comme tous les jeunes gens de son âge. Une sorte d’épilogue évoque son assassinat en avril 1865, quelques jours seulement après la fin officielle de la guerre de Sécession.

            Les différentes pistes qu’ouvre et explore le scénario de Kushner, où l’on pouvait craindre que le récit s’égarât parfois, Spielberg parvient à les fédérer, c’est le cas de le dire, en les réunissant autour de son personnage principal, qu’il admire visiblement, et dont il sculpte admirablement la statue pour ainsi dire au sens physique du terme. On découvre ici, en héritier du Young Mr. Lincoln (Vers sa destinée, 1939) de John Ford « un Lincoln familier, (…), méditatif mais doté d’humour »[1], proche de ses concitoyens, écrivant d’admirables discours (celui, célébrissime, prononcé à Gettysburg et que lui récitent des soldats au début  du film) et cependant orateur modeste, comme prisonnier d’une gaucherie physique que trahit cette longue silhouette dégingandée que prolonge encore le chapeau haut de forme  --  silhouette comme exténuée mais reconnaissable entre toutes et que Daniel Day-Lewis rend de façon saisissante, voûté, le pas traînant, la voix haut perchée et légèrement cassée. Cet homme presque fragile doit mener une bataille politique, certes moins sanglante que celles de la guerre, mais rude malgré tout, et où tous les coups sont permis  --  le prix, parfois douloureux, à payer pour aller jusqu’au bout de ses idées visionnaires, « vers sa destinée » pour reprendre le titre français du film de Ford. Lincoln et quelques autres savent qu’ils écrivent l’Histoire et Spielberg le montre de façon familière, sans grandiloquence mais avec émotion comme dans cette scène admirable où la compagne noire de Thaddeus Stevens, farouche abolitionniste, lit le texte du 13ème amendement.

            Il est tentant et intéressant de comparer ici la démarche de Spielberg avec celle d’un Preminger décrivant lui aussi, dans Advise and Consent (Tempête à Washington, 1962), le fonctionnement des institutions à l’occasion d’un vote crucial (le choix d’un secrétaire d’Etat que le Sénat doit ratifier)  --  crucial, mais pas historique. Le regard de Preminger apparaît comme celui d’un observateur concerné mais désengagé, qui donne à voir avec froideur, presque de façon clinique, le comportement d’hommes politiques capables (et coupables) de dérives discutables  --  y compris pour la bonne cause. Ceux que montre ici Spielberg, même avec un siècle d’écart, ne sont pas fondamentalement différents, faibles, corruptibles, retors, tourmentés, cupides, mais un homme les guide et le poids de l’Histoire qu’il semble porter sur ses épaules voûtées les change et les transcende  --  du moins certains d’entre eux.

Il est une autre piste que Spielberg suit ici et qui lui est familière depuis L’empire du Soleil (Empire of the Sun, 1987) et jusqu’au récent Cheval de guerre (War Horse, 2011), c’est celle du comportement de l’homme en temps de guerre, de la façon dont elle les modèle et les transforme. On ne voit pratiquement rien ici des combats de la guerre de Sécession, je l’ai dit : quelques plans à l’ouverture du film, la traversée d’un champ de bataille vers la fin. Mais Lincoln ne serait pas Lincoln, un homme inscrit dans l’Histoire, sans cette guerre particulièrement sauvage et qu’il doit mener à son terme pour ce qu’il estime être le bien d’une humanité que les épreuves devraient rendre meilleure. Il annonce en quelque sorte le capitaine Miller (Tom Hanks) demandant au soldat Ryan de mériter les sacrifices consentis pour le sauver. N’est-ce pas aussi à la fin de ce même film que Spielberg citait déjà Lincoln évoquant les soldats sacrifiés « sur l’autel de la liberté » ? Ainsi, de film en film, et en dépit d’indiscutables faux-pas, voit-on une continuité se préciser, des thèmes s’approfondir, en somme une œuvre se bâtir patiemment et trouver peu à peu sa cohérence  --  une œuvre où, au surplus, l’art de la mise en scène n’est jamais pris en défaut (saluons au passage les formidables éclairages de Janusz Kaminski) et dont assurément, j’en prends le pari, l’avenir ne manquera de rien.



[1] Jean-Loup Bourget, « John Ford », Rivages, 1990, p.21.

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