Dans
la brume (V
Tumane), de Sergei Loznitsa (2012).
Documentariste à l’origine, Sergei
Loznitsa n’est passé que tout récemment à la fiction, d’abord avec My Joy en 2009 et aujourd’hui avec Dans la brume, adaptation d’un roman de
l’écrivain biélorusse (mort en 2003) Vassil Bykov. Il a été les deux fois
sélectionné au festival de Cannes
-- ce qui peut être une bonne et
une mauvaise chose. Bonne dans la mesure où il s’agit là d’un formidable
tremplin pour des cinéastes relativement peu connus et pratiquant un cinéma
exigeant voire difficile ; mais mauvaise tant il est vrai que la tentation
est grande pour les réalisateurs ainsi distingués de se couler avec une
délectation narcissique dans le moule d’un cinéma d’auteur préfabriqué qui peut
facilement tourner à la caricature. Et disons-le : Loznitsa, aussi
brillant soit-il, n’échappe pas tout à fait à ce danger.
Au cours de la Seconde Guerre
mondiale, dans la campagne biélorusse occupée par les Allemands, un homme
plutôt paisible, Sushenya, est accusé de collaboration : il aurait trahi
trois partisans qui viennent d’être pendus. Deux résistants, Burov et Voitik,
sont chargés de l’exécuter. Mais, dans la forêt profonde, les choses vont
tourner bien différemment quand, au moment d’abattre Sushenya, Burov est
lui-même grièvement blessé par des miliciens locaux. Loin de profiter de
l’occasion et de s’enfuir, comme l’a fait Voitik, le soi-disant redresseur de
torts, Sushenya décide de porter secours au blessé et de le ramener à dos d’homme
dans le camp des partisans. Commence alors une longue errance à travers
bois --
errance que ponctuent trois retours en arrière qui vont dissiper la
brume des apparences et faire apparaître une forme de vérité, car rien n’est en
fait tel qu’on l’imagine. C’est là tout l’enjeu du récit.
Il faut dire qu’au cœur de ce que l’historien
américain Timothy Snyder appelle les « terres de sang »[1],
l’espèce humaine (pour reprendre l’expression de Robert Anthelme à propos de
son expérience concentrationnaire[2])
a été particulièrement mise à rude épreuve entre stalinisme et nazisme qui
rivalisèrent d’horreur dans la répression entre 1933 et 1945, assassinant 14
millions d’êtres humains dont aucun « n’était un soldat en service »[3].
C’est dans ce contexte intensément dramatique que Loznitsa place sa réflexion.
Dans un monde qui a perdu toute humanité et, depuis de longues années déjà, a
plongé dans l’horreur et la barbarie, bien avant une guerre qui en sera l’acmé,
quelle place l’homme peut-il encore trouver ? Les apparences veulent qu’il
soit facile, entre résistants communistes et bourreaux nazis, de distinguer le
bien du mal, le blanc du noir. Mais les choses, on le sait maintenant en termes
politiques, on le sait depuis longtemps en termes philosophiques, ne sont pas
toujours aussi simples et qu’il faut davantage les voir dans une nuance
grisâtre, un peu brumeuse et floue plutôt que dans un noir et blanc bien
contrasté. Des partisans peuvent agir plus par opportunisme, bravade voire
inconscience que par réelle conviction ; certains même trahissent par
lâcheté, provoquant la mort de ceux qui les ont aidés --
mais se gardent bien de le faire savoir : tant qu’elle demeure
secrète une trahison n’en est pas vraiment une. Et les mêmes n’hésitent pas à
s’autoproclamer juges et bourreaux
-- et deviennent des héros une
fois morts. « Souviens-toi que tu ne peux être le juge de personne, dit le
starets Zosime dans « Les Frères
Karamazov ». Car avant de juger un criminel, le juge doit savoir qu’il est
lui-même aussi criminel que l’accusé, et peut être plus que tous coupable de
son crime. »[4]
L’ombre de Dostoïevski plane de bien
des façons au-dessus de ce monde situé au-delà de toute morale et où tout
paraît être permis. Mais quand Dostoïevski parle de Dieu, c’est plutôt le diable qu’évoque Loznitsa. Dieu a
depuis longtemps déserté les « terres de sang » et le diable a pris
sa place -- le diable, comme le dit Ivan Karamazov, que
l’homme « a fait à son image »[5].
Toutes les forces du mal paraissent ici réunies dans une espèce de fascination
morbide pour les gouffres les plus ténébreux au bord desquels se tient l’homme
en équilibre précaire. « Tout homme recèle un démon en lui, dit aussi un
peu plus loin[6]
le même Ivan Karamazov : accès de colère, sadisme, déchaînement des
passions ignobles ». Ainsi le commandant SS propose-t-il à Sushenya un
pacte diabolique : soit il trahit et collabore avec les occupants, soit il
mourra, mais d’une façon particulièrement perverse -- il
sera libéré et chacun croira qu’il a trahi. Et de fait, soupçonné par tous, y
compris sa femme, condamné à une sorte de mort lente, Sushenya se met à
regretter de ne pas avoir été pendu.
Mais à aucun moment Sushenya ne
cherche à expliquer son comportement. Il raconte tout juste son histoire (qui
fait l’objet du deuxième retour en arrière), se limitant aux faits bruts -- et
encore la raconte-t-il à un mort. Ce n’est pas par conviction ou engagement
qu’il refuse le marché que lui propose le SS : c’est simplement qu’il ne peut pas. Il ne peut ni trahir ni
combattre. Incarnation de l’innocence absolue, d’une forme de sainteté sans
dieu, il est condamné à demeurer en
marge, enfermé dans un silence obstiné, sachant que seul le mal est à l’œuvre
dans les « terres de sang ». Sans doute une lecture politique du film
pourrait-elle le condamner, au nom du combat du bien (les partisans
communistes) contre le mal (les nazis et leurs séides). Loznitsa, sans doute
parce qu’il connaît bien toute l’histoire des « terres de sang »,
propose une autre approche -- celle de cette zone grise dont j’ai déjà
parlé, où les personnages, aux dernières images du film, finissent par se dissoudre
dans la brume.
Le propos, on le voit, est
ambitieux, profond, inconfortable ; passionnant aussi, et très bien mis en
scène en longs plan-séquences soigneusement élaborés et cadrés, avec un soin
tout particulier accordé à la bande-son, sans la moindre note de musique mais
où chaque bruit (le grincement d’un gibet, le vent dans les feuilles, les cris
des animaux, la nuit, dans la forêt) s’inscrit dans un ensemble parfaitement
cohérent. Reste cependant (et ce sera ma seule réserve face à ce beau film
grave) que l’on finit par ressentir un certain embarras devant un metteur en
scène, comme le disait Billy Wilder, qui met en scène un peu trop ostensiblement
le metteur en scène. Faut-il voir là, comme dans le cas de Christian Mungiu, la
volonté d’être un « auteur » et de bien le faire savoir ? Ce
narcissisme formel amène finalement Loznitsa à une manière de complaisance qui
débouche sur des longueurs inutiles -- et
l’on se surprend ici et là à penser qu’un excès d’esthétisme peut être parfois
synonyme d’ennui. Le meilleur du cinéma depuis les origines est là pour en
témoigner : un peu d’humilité n’a jamais nui à la qualité d’un film.
[1]
Voir son livre magistral, « Terres de sang. L’Europe entre Hitler et
Staline », Bibliothèque des histoires, Gallimard, 2012. Les « terres
de sang » vont de la Pologne centrale à la Russie occidentale en passant
par l’Ukraine, la Biélorussie et les pays Baltes.
[2]
« L’Espèce humaine », Collection Tel, Gallimard.
[3]
Snyder, op. cit., p.10.
[4]
Dostoïevski, « Les Frères Karamazov », traduction de Henri Mongault,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, p. 345.
[5]
Ibid., p. 259.
[6]
Ibid., p.262.
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