Réédition de High Noon (Le train sifflera trois fois), de Fred Zinnemann (1952).
Il fut un temps lointain où certains
cinéphiles français vouaient High Noon
aux gémonies, estimant le film lourdement démonstratif et mis en scène de façon
empesée, condamnant au passage toute l’œuvre de Fred Zinnemann[1] --
quand d’autres au contraire, réputés n’apprécier guère le western, y
voyaient l’entrée du genre dans l’âge adulte, abordant un « vrai grand
sujet » loin des sempiternels archétypes du genre. Les uns et les autres
exagéraient alors, en ces temps de terrorisme critique, promulguant facilement
des oukases destinées à massacrer certains cinéastes pour en mieux défendre
d’autres[2].
Les assauts de mauvaise foi ayant depuis lors fait long feu (encore que…),
c’est avec la plus grande sérénité et le recul nécessaire (soixante ans tout de
même) que l’on peut revoir et juger aujourd’hui High Noon dans une splendide copie numérique.
High
Noon ne peut être considéré ni comme un simple film ni comme un film
simple. Le réduire à un western, c’est assurément en diminuer considérablement
la portée ; mais on ne saurait pour autant ne pas le juger comme tel,
au-delà des qualités du message qu’il entend
faire passer. C’est tout l’enjeu de ce qu’André Bazin appela les
« sur-westerns » -- des westerns qui, tout en étant des westerns,
veulent être plus que des westerns[3].
High Noon fut peut-être le prototype
de cette catégorie apparue au début des années 50 et contre laquelle bataillèrent certains, comme Howard Hawks et
John Wayne proposant en réaction (c’est le cas de le dire) Rio Bravo (1959), j’y reviendrai. L’histoire du shérif Kane (Gary
Cooper), abandonné par ses concitoyens et devant affronter seul un quarteron de
redoutables hors-la-loi, évoquait sans fard la lâcheté collective d’une société
ayant perdu tout sens de la justice et de la dignité. C’était une dénonciation
d’autant plus claire du maccarthysme et de la chasse aux sorcières dans
l’Amérique de ces années-là que Carl Foreman, scénariste et producteur, fut
convoqué par la Commission des activités antiaméricaines tandis qu’il écrivait
le film, en 1951. Il reconnut avoir été membre du parti communiste quelques
années auparavant mais refusa de « donner des noms » et, considéré
comme un « témoin inamical », fut inscrit sur la fameuse « liste
noire » de sinistre mémoire.
Curieusement, Foreman se retrouva
dans la situation de son personnage. Le producteur du film, Stanley Kramer,
avec lequel il était associé, exigea qu’il vende ses parts de leur société et
tenta même de l’évincer de la production du film. Le soutien, plutôt courageux
en cette période d’hystérie politique, de Zinnemann et Cooper[4]
lui permit de terminer son travail et d’être crédité comme scénariste alors
même qu’il quittait les Etats-Unis pour l’Angleterre et qu’il dut travailler
pendant des années dans l’anonymat. Il est donc indiscutable que Foreman, dès le départ (il
ne s’en est jamais caché), ait voulu faire autre chose qu’un western -- une
allégorie mettant en scène une communauté en danger et observant les réactions
de quelques-uns de ses membres. Richard Fleischer, adaptant à peine trois ans
plus tard une série noire de William L. Heath, illustrera le même thème avec Les Inconnus dans la ville (Violent Saturday, 1955) où une situation
de danger devient un impitoyable révélateur humain et social[5].
On voit que le sujet de High Noon n’a
rien de spécifiquement westernien mais rejoint des préoccupations jugées, à
tort ou à raison, plus élevées : le sens de l’honneur et du devoir (Kane
refuse de fuir devant le danger), la nécessité de se battre pour ce que l’on
croit être juste, le refus de toute oppression, l’exigence de dignité et de
tolérance -- des valeurs qui ne cesseront de traverser,
avec des fortunes diverses, la plupart des films de Zinnemann.
Mais, allégorie parfaitement
assumée, High Noon n’en est pas moins
un western et ne démérite pas dans la catégorie de ces œuvres très tendues qui
respectent pour ainsi dire à la lettre la règle des trois unités et où excella
avec 3 heures dix pour Yuma (3 :10 to Yuma, 1957) un cinéaste
aussi rompu au genre que l’était Delmer Daves. Au-delà même du triomphe public
qu’il rencontra, son influence a été importante
-- il n’est qu’à voir ce que lui
doit Leone pour sa géniale ouverture de Il
était une fois dans l’Ouest (C’era
una volta il West, 1968)[6].
Avec son visage marqué et ne cachant ni son âge (en dépit de son statut de
jeune marié) ni la peur qui le gagne, Kane brise spectaculairement la statue de
l’homme de l’Ouest, « le chevalier, le seigneur, le héros », tel que
Gary Cooper a pu l’incarner « avec race et modestie, et une vulnérabilité
comme inébranlable »[7].
Encore héroïque mais bien fatigué, prenant la précaution de rédiger son
testament avant d’aller se battre, il annonce les personnages vieillissants et
condamnés auxquels s’attachera Sam Peckinpah à partir de Coups de feu dans la sierra (Ride
the High Country, 1962).
Un John Wayne, scandalisé de voir
Kane laisser tomber son étoile dans la poussière à la fin du film (un geste
qu’il jugeait particulièrement « non-américain »), ne pouvait
assurément pas accepter cette façon de démonter le mythe ; pas plus qu’un
Howard Hawks qui, détestant le film, jugea le scénario inepte puisque Kane
prouve à la fin et sans difficulté apparente qu’il est « parfaitement
capable d’agir seul »[8].
Aussi prit-il le contrepied de High Noon
sept ans plus tard avec Rio Bravo
(1959), retournant en quelque sorte comme une vieille chaussette l’histoire
imaginée par Carl Foreman. Menacé par un groupe de hors-la-loi venus délivrer un
des leurs qu’il retient prisonnier, le shérif Chance (John Wayne) refuse l’aide
qu’on lui propose, ne s’entourant que d’un ivrogne (Dean Martin), d’un
vieillard (Walter Brennan) et d’un jeune pistolero
(Ricky Nelson) quand Kane, lui, repousse les offres de service d’un vieil alcoolique borgne et d’un adolescent
inexpérimenté. Alors que Kane voit la situation lui échapper et affiche sa peur
(avant le retournement final qu’on peut, à bon droit, juger artificiel),
Chance, en bon professionnel hawksien, maîtrise les choses tout en témoignant
d’une certaine distance amusée. Rio Bravo,
pas plus que High Noon, n’est pour
autant un simple western ou un western simple, et l’on peut facilement aller
au-delà des apparences et trouver même des points de convergence entre les deux
films, dont le moindre ne serait pas un esprit de reconquête morale et de
rédemption. Ou aussi bien des points de divergence, notamment sur le plan
formel : au scénario de Carl Foreman, certes engagé mais dense et ramassé,
menant son action en temps réel et ne se souciant pas d’approfondir des
caractères dont la psychologie est réduite à leurs réactions immédiates,
s’oppose un récit beaucoup plus buissonnier, désengagé lui[9],
qui s’attarde ici et là et où les personnages sont davantage fouillés et les
situations plus diversifiées -- d’où des durée radicalement opposées, 85
minutes pour l’un, 141 pour l’autre.
Il serait donc un peu vain de
comparer en les opposant deux démarches qui, pour se répondre politiquement
l’une l’autre, n’ont finalement que peu à voir ensemble sur un plan purement
cinématographique -- puisqu’il faut bien en arriver là. C’est donc
du côté de la mise en scène qu’une
différence sensible apparaît entre les deux films et que, tout de même, un
fossé sépare Hawks de Zinnemann. Ainsi nous gêne aujourd’hui dans High Noon l’absence d’un vrai style que
cherchent à compenser des effets qui se veulent chargés de sens (à coups de
gros plans répétitifs de Gary Cooper notamment) mais paraissent beaucoup trop
appuyés. A cette application un peu scolaire répond dans Rio Bravo le naturel évident d’une mise en scène d’une grande
fluidité et jamais forcée. Mais on aurait tort malgré tout de dénigrer un beau
western qui porte plutôt bien ses soixante ans.
[1]
Cinéaste confondu dans un même opprobre avec William Wyler et George Stevens --
tous trois considérés comme des cinéastes sans grand talent, s’attaquant
à des « grands sujets » de prestige. Ce n’est vrai ni pour Zinnemann ni pour Wyler
qui ont signé l’un et l’autre des films remarquables. Il n’y a sans doute pas
grand-chose à sauver en revanche de Stevens, dont il faudrait néanmoins
réévaluer l’ensemble de la production.
[2]
C’était l’époque où Roger Leenhardt pouvait titrer un de ses articles de L’Ecran français (13 avril 1948) : « A bas Ford ! vive
Wyler ! ».
[3]
« Un western qui aurait honte de n’être que lui-même et chercherait à
justifier son existence par un intérêt supplémentaire : d’ordre
esthétique, sociologique, moral, psychologique, politique, érotique… Bref par quelque
valeur extrinsèque au genre et qui est supposé l’enrichir. »
(« Qu’est-ce que le cinéma », Editions du Cerf, 1976, p.231). Citons,
parmi d’autres, Shane (L’Homme des vallées perdues, 1953) et The Big Country (Les Grands espaces, 1958), réalisés comme par hasard, l’un par
Georges Stevens, l’autre par William Wyler. Le dernier des
« sur-westerns » pourrait être Heaven’s
Gate (La Porte du Paradis, 198)
de Michael Cimino. Il y aurait beaucoup à dire sur cette catégorie dont les
ambitions parfois démesurées, voire déplacées, ont souvent mené à la
catastrophe.
[4]
Pourtant pas franchement un homme de gauche alors que Kramer, lui, était plutôt
(comme Zinnemann) un libéral. Rien n’est décidément simple.
[5]
Il est particulièrement intéressant de noter que dans High Noon Grace Kelly, de religion quaker, tue Robert Wilke d’une
balle dans le dos, tandis que dans Violent
Saturday Ernest Borgnine, de religion amish, exécute Lee Marvin en lui
enfonçant une fourche dans le dos. Troublante similitude.
[6]
Un des trois hors-la-loi qui attendent le train de midi n’est autre que Lee Van
Cleef. Leone a reconnu s’être souvenu de lui dans High Noon au moment de l’engager (voir Noël Simsolo,
« Conversation avec Sergio Leone », Ramsay poche Cinéma, 1991,
p.111). Il est amusant de relever par ailleurs que l’ivrogne libéré par Kane au
moment où il va affronter ses adversaires est interprété par Jack Elam. Il sera
l’un des trois méchants qui attendent eux aussi le train au début d’Il était une fois dans l’Ouest --
celui, atteint de strabisme, qui emprisonne une mouche dans le canon de
son pistolet.
[7]
Roger Tailleur, in « Le Western », ouvrage collectif, 10-18, Union
Générale d’Editions, 1966, p.298.
[8]
Cité par Jean-Louis Rieupeyrout, in « La grande aventure du
western », Editions du Cerf, 1964, p.362.
[9]
L’engagement de Hawks et Wayne, pour réel qu’il soit mais ramené à
l’illustration de valeurs mythologiques, apparaît beaucoup plus implicite
que celui de Foreman et Zinnemann.
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