23 décembre 2012

Un peu plus qu'un western?


Réédition de High Noon (Le train sifflera trois fois), de Fred Zinnemann (1952).

            Il fut un temps lointain où certains cinéphiles français vouaient High Noon aux gémonies, estimant le film lourdement démonstratif et mis en scène de façon empesée, condamnant au passage toute l’œuvre de Fred Zinnemann[1]  --  quand d’autres au contraire, réputés n’apprécier guère le western, y voyaient l’entrée du genre dans l’âge adulte, abordant un « vrai grand sujet » loin des sempiternels archétypes du genre. Les uns et les autres exagéraient alors, en ces temps de terrorisme critique, promulguant facilement des oukases destinées à massacrer certains cinéastes pour en mieux défendre d’autres[2]. Les assauts de mauvaise foi ayant depuis lors fait long feu (encore que…), c’est avec la plus grande sérénité et le recul nécessaire (soixante ans tout de même) que l’on peut revoir et juger aujourd’hui High Noon dans une splendide copie numérique.

            High Noon ne peut être considéré ni comme un simple film ni comme un film simple. Le réduire à un western, c’est assurément en diminuer considérablement la portée ; mais on ne saurait pour autant ne pas le juger comme tel, au-delà des qualités du message qu’il entend  faire passer. C’est tout l’enjeu de ce qu’André Bazin appela les « sur-westerns »  --  des westerns qui, tout en étant des westerns, veulent être plus que des westerns[3]. High Noon fut peut-être le prototype de cette catégorie apparue au début des années 50 et contre laquelle  bataillèrent certains, comme Howard Hawks et John Wayne proposant en réaction (c’est le cas de le dire) Rio Bravo (1959), j’y reviendrai. L’histoire du shérif Kane (Gary Cooper), abandonné par ses concitoyens et devant affronter seul un quarteron de redoutables hors-la-loi, évoquait sans fard la lâcheté collective d’une société ayant perdu tout sens de la justice et de la dignité. C’était une dénonciation d’autant plus claire du maccarthysme et de la chasse aux sorcières dans l’Amérique de ces années-là que Carl Foreman, scénariste et producteur, fut convoqué par la Commission des activités antiaméricaines tandis qu’il écrivait le film, en 1951. Il reconnut avoir été membre du parti communiste quelques années auparavant mais refusa de « donner des noms » et, considéré comme un « témoin inamical », fut inscrit sur la fameuse « liste noire » de sinistre mémoire.

            Curieusement, Foreman se retrouva dans la situation de son personnage. Le producteur du film, Stanley Kramer, avec lequel il était associé, exigea qu’il vende ses parts de leur société et tenta même de l’évincer de la production du film. Le soutien, plutôt courageux en cette période d’hystérie politique, de Zinnemann et Cooper[4] lui permit de terminer son travail et d’être crédité comme scénariste alors même qu’il quittait les Etats-Unis pour l’Angleterre et qu’il dut travailler pendant des années dans l’anonymat. Il est donc   indiscutable que Foreman, dès le départ (il ne s’en est jamais caché), ait voulu faire autre chose qu’un western  --  une allégorie mettant en scène une communauté en danger et observant les réactions de quelques-uns de ses membres. Richard Fleischer, adaptant à peine trois ans plus tard une série noire de William L. Heath, illustrera le même thème avec Les Inconnus dans la ville (Violent Saturday, 1955) où une situation de danger devient un impitoyable révélateur humain et social[5]. On voit que le sujet de High Noon n’a rien de spécifiquement westernien mais rejoint des préoccupations jugées, à tort ou à raison, plus élevées : le sens de l’honneur et du devoir (Kane refuse de fuir devant le danger), la nécessité de se battre pour ce que l’on croit être juste, le refus de toute oppression, l’exigence de dignité et de tolérance  --  des valeurs qui ne cesseront de traverser, avec des fortunes diverses, la plupart des films de Zinnemann.

            Mais, allégorie parfaitement assumée, High Noon n’en est pas moins un western et ne démérite pas dans la catégorie de ces œuvres très tendues qui respectent pour ainsi dire à la lettre la règle des trois unités et où excella avec 3 heures dix pour Yuma (3 :10 to Yuma, 1957) un cinéaste aussi rompu au genre que l’était Delmer Daves. Au-delà même du triomphe public qu’il rencontra, son influence a été importante  --  il n’est qu’à voir ce que lui doit Leone pour sa géniale ouverture de Il était une fois dans l’Ouest (C’era una volta il West, 1968)[6]. Avec son visage marqué et ne cachant ni son âge (en dépit de son statut de jeune marié) ni la peur qui le gagne, Kane brise spectaculairement la statue de l’homme de l’Ouest, « le chevalier, le seigneur, le héros », tel que Gary Cooper a pu l’incarner « avec race et modestie, et une vulnérabilité comme inébranlable »[7]. Encore héroïque mais bien fatigué, prenant la précaution de rédiger son testament avant d’aller se battre, il annonce les personnages vieillissants et condamnés auxquels s’attachera Sam Peckinpah à partir de Coups de feu dans la sierra (Ride the High Country, 1962).

            Un John Wayne, scandalisé de voir Kane laisser tomber son étoile dans la poussière à la fin du film (un geste qu’il jugeait particulièrement « non-américain »), ne pouvait assurément pas accepter cette façon de démonter le mythe ; pas plus qu’un Howard Hawks qui, détestant le film, jugea le scénario inepte puisque Kane prouve à la fin et sans difficulté apparente qu’il est « parfaitement capable d’agir seul »[8]. Aussi prit-il le contrepied de High Noon sept ans plus tard avec Rio Bravo (1959), retournant en quelque sorte comme une vieille chaussette l’histoire imaginée par Carl Foreman. Menacé par un groupe de hors-la-loi venus délivrer un des leurs qu’il retient prisonnier, le shérif Chance (John Wayne) refuse l’aide qu’on lui propose, ne s’entourant que d’un ivrogne (Dean Martin), d’un vieillard (Walter Brennan) et d’un jeune pistolero (Ricky Nelson) quand Kane, lui, repousse les offres de service d’un vieil  alcoolique borgne et d’un adolescent inexpérimenté. Alors que Kane voit la situation lui échapper et affiche sa peur (avant le retournement final qu’on peut, à bon droit, juger artificiel), Chance, en bon professionnel hawksien, maîtrise les choses tout en témoignant d’une certaine distance amusée. Rio Bravo, pas plus que High Noon, n’est pour autant un simple western ou un western simple, et l’on peut facilement aller au-delà des apparences et trouver même des points de convergence entre les deux films, dont le moindre ne serait pas un esprit de reconquête morale et de rédemption. Ou aussi bien des points de divergence, notamment sur le plan formel : au scénario de Carl Foreman, certes engagé mais dense et ramassé, menant son action en temps réel et ne se souciant pas d’approfondir des caractères dont la psychologie est réduite à leurs réactions immédiates, s’oppose un récit beaucoup plus buissonnier, désengagé lui[9], qui s’attarde ici et là et où les personnages sont davantage fouillés et les situations plus diversifiées  --  d’où des durée radicalement opposées, 85 minutes pour l’un, 141 pour l’autre.

            Il serait donc un peu vain de comparer en les opposant deux démarches qui, pour se répondre politiquement l’une l’autre, n’ont finalement que peu à voir ensemble sur un plan purement cinématographique  --  puisqu’il faut bien en arriver là. C’est donc du côté de la  mise en scène qu’une différence sensible apparaît entre les deux films et que, tout de même, un fossé sépare Hawks de Zinnemann. Ainsi nous gêne aujourd’hui dans High Noon l’absence d’un vrai style que cherchent à compenser des effets qui se veulent chargés de sens (à coups de gros plans répétitifs de Gary Cooper notamment) mais paraissent beaucoup trop appuyés. A cette application un peu scolaire répond dans Rio Bravo le naturel évident d’une mise en scène d’une grande fluidité et jamais forcée. Mais on aurait tort malgré tout de dénigrer un beau western qui porte plutôt bien ses soixante ans.



[1] Cinéaste confondu dans un même opprobre avec William Wyler et George Stevens  --  tous trois considérés comme des cinéastes sans grand talent, s’attaquant à des « grands sujets » de prestige.  Ce n’est vrai ni pour Zinnemann ni pour Wyler qui ont signé l’un et l’autre des films remarquables. Il n’y a sans doute pas grand-chose à sauver en revanche de Stevens, dont il faudrait néanmoins réévaluer l’ensemble de la production.
[2] C’était l’époque où Roger Leenhardt pouvait titrer un de ses articles de L’Ecran français (13 avril 1948) : « A bas Ford ! vive Wyler ! ».
[3] « Un western qui aurait honte de n’être que lui-même et chercherait à justifier son existence par un intérêt supplémentaire : d’ordre esthétique, sociologique, moral, psychologique, politique, érotique… Bref par quelque valeur extrinsèque au genre et qui est supposé l’enrichir. » (« Qu’est-ce que le cinéma », Editions du Cerf, 1976, p.231). Citons, parmi d’autres, Shane (L’Homme des vallées perdues, 1953) et The Big Country (Les Grands espaces, 1958), réalisés comme par hasard, l’un par Georges Stevens, l’autre par William Wyler. Le dernier des « sur-westerns » pourrait être Heaven’s Gate (La Porte du Paradis, 198) de Michael Cimino. Il y aurait beaucoup à dire sur cette catégorie dont les ambitions parfois démesurées, voire déplacées, ont souvent mené à la catastrophe.
[4] Pourtant pas franchement un homme de gauche alors que Kramer, lui, était plutôt (comme Zinnemann) un libéral. Rien n’est décidément simple.
[5] Il est particulièrement intéressant de noter que dans High Noon Grace Kelly, de religion quaker, tue Robert Wilke d’une balle dans le dos, tandis que dans Violent Saturday Ernest Borgnine, de religion amish, exécute Lee Marvin en lui enfonçant une fourche dans le dos. Troublante similitude.
[6] Un des trois hors-la-loi qui attendent le train de midi n’est autre que Lee Van Cleef. Leone a reconnu s’être souvenu de lui dans High Noon au moment de l’engager (voir Noël Simsolo, « Conversation avec Sergio Leone », Ramsay poche Cinéma, 1991, p.111). Il est amusant de relever par ailleurs que l’ivrogne libéré par Kane au moment où il va affronter ses adversaires est interprété par Jack Elam. Il sera l’un des trois méchants qui attendent eux aussi le train au début d’Il était une fois dans l’Ouest  --  celui, atteint de strabisme, qui emprisonne une mouche dans le canon de son pistolet.
[7] Roger Tailleur, in « Le Western », ouvrage collectif, 10-18, Union Générale d’Editions, 1966, p.298.
[8] Cité par Jean-Louis Rieupeyrout, in « La grande aventure du western », Editions du Cerf, 1964, p.362.
[9] L’engagement de Hawks et Wayne, pour réel qu’il soit mais ramené à l’illustration de valeurs mythologiques, apparaît beaucoup plus implicite que celui de Foreman et Zinnemann.

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