Réédition de Splendor in the Grass (La Fièvre dans le sang), d’Elia Kazan
(1960).
Il y a des rééditions de films plus
ou moins anciens dont l’immense qualité laisse très loin derrière eux
l’essentiel de la production que l’actualité nous jette en pâture de semaine en
semaine. Splendor in the Grass et Sunset Boulevard (Boulevard du crépuscule, Billy Wilder, 1950), qu’on propose de
nouveau à notre admiration, en sont de bons exemples. On m’objectera à juste
titre que ces films ont été en leur temps, comme les autres, des « films
nouveaux », parfois très diversement appréciés et qui, pour certains,
n’ont gagné leur statut de très grande œuvre qu’au fil du temps. Il est non
moins vrai qu’on ne peut toujours juger la production courante à l’aune des
seuls films majeurs. Mais il n’empêche : quand tant de bandes insipides
passent en ne laissant que des souvenirs confus et rapidement envolés, il est
bon de retrouver de temps en temps les splendeurs de cet art unique que peut
être, au-delà de l’industrie, le cinéma.
Commençons donc avec Splendor in the Grass, je reviendrai plus tard sur Sunset Boulevard. Pour s’être moralement
égaré au moment du maccarthysme[1],
Elia Kazan n’en est pas moins un des cinéastes américains majeurs de l’immédiat
après-guerre. D’abord comme homme de théâtre, sa carrière est intimement liée à
tout un courant intellectuel où l’on croise Arthur Miller (dont il créa
notamment en 1949 « Ils étaient tous mes fils », en 1949 « Mort
d’un commis voyageur » et en 1964, après leur brouille et leurs
retrouvailles, « Après la chute » où Miller exprime ses désillusions)
ou Tennessee Williams -- dont il monte sur scène en 1947 « Un
Tramway nommé désir » avant de l’adapter au cinéma en 1950 avec Marlon
Brando, comédien formé à l’Actors Studio. L’Actors Studio précisément, dont
Kazan fut un des fondateurs en 1947 et où Lee Strasberg mit au point la fameuse
« méthode » s’inspirant des théories de Stanislavski et qui veut que
l’acteur investisse son personnage au-delà de son rôle, jusqu’à se confondre
avec lui en l’intériorisant à l’extrême et en reconstruisant sa personnalité et
son histoire. De nombreux comédiens, dont beaucoup travaillèrent à un moment ou
à un autre avec Kazan, sont passés par l’Actors Studio, et non des moindres
(Marlon Brando, James Dean, Paul Newman, pour ne citer que trois noms d’anciens
particulièrement emblématiques[2]) --
mais la plupart d’entre eux surent plus ou moins rapidement prendre
leurs distances avec un système excessivement intellectuel qui finit par
considérablement limiter le jeu de l’acteur en le menant parfois à la
caricature. Sauf James Dean, qui n’en eut pas le temps, et quelques autres dont
le jeu a beaucoup vieilli (Montgomery Clift dans la plupart de ses films,
Brando par intermittence). Kazan dirigea d’ailleurs les trois --
Brando dans Un tramway nommé désir
(A Streetcar Named Desire, 1950), Viva Zapata (1951) et Sur les quais (On the Waterfront, 1954), Dean dans A l’Est d’Eden (East of Eden,
1954) et Clift dans Le Fleuve sauvage
(Wild River, 1960), le film qui
précède immédiatement Splendor in the
Grass dans sa carrière. Curieusement ici, ni Natalie Wood ni Warren Beatty
ne sont passés par l’Actors Studio, ce qui n’empêche nullement Kazan de les
diriger dans le plus pur style de la « méthode ».
Mais la qualité première du film, ce qui
en fait une œuvre immense, n’est sans doute pas le jeu des comédiens --
peut-être la seule chose un tantinet datée dans ce film par ailleurs
d’une étonnante jeunesse. C’est d’abord l’exceptionnelle qualité du scénario de
William Inge qui retient l’attention. Lui-même natif d’une petite ville du
Middle West sans doute assez semblable à celle où se déroule le film, Inge a
mené une brillante carrière de dramaturge et de scénariste (et, plus
marginalement, de romancier) -- même si sa renommée n’a pas franchi
l’Atlantique, aucune de ses œuvres n’ayant été traduites en français à ma
connaissance. « Come Back, Little Sheba », « Picnic » ou
« Bus Stop », ses pièces les plus célèbres, ont été adaptées au
cinéma, de façon médiocre au mieux, catastrophique au pire, par des tâcherons
sans talent ((Daniel Mann pour la première, Joshua Logan pour les deux autres).
Kazan lui-même a mis en scène au théâtre une de ses pièces en 1957, « The Dark
at the Top of the Stars », avec Pat Hingle (qui joue ici le père de Warren
Beatty) dans le rôle principal.
Le récit s’attache à la romance qui unit
dans une petite ville du Kansas à la fin des années 20 un jeune garçon et une
jeune fille (tous deux achèvent leurs
études au lycée) -- lui, Bud Stamper (Warren Beatty), fils d’un
riche exploitant de gisements pétroliers, elle Deanie Loomis (Natalie Wood),
fille d’un modeste épicier. L’un est dominé par son père (Pat Hingle), devenu
infirme après être tombé d’un derrick et qui projette sur son fils ses désirs
frustrés de gloire sportive ; l’autre par sa mère (Audrey Christie),
pétrie de puritanisme, qui ne voit l’amour et la sexualité que comme une
douloureuse épreuve à laquelle les femmes sont condamnées et qu’elles doivent
vivre avec résignation. Commencée sur le ton d’une chronique fitzgéraldienne,
encore renforcée par la présence de Ginny, la sœur de Bud (Barbara Loden),
prototype de la flapper des années
20, l’histoire se teinte ensuite d’une coloration proche de l’univers de Tennessee Williams où
se mêlent sexualité, névrose et sentiment d’échec (des thèmes qui ne sont pas
non plus étrangers à Fitzgerald) avant de s’achever en une sorte de leçon de
vie lucide et désenchantée sous les auspices d’une ode de Wordworth où le film
trouve son titre original[3]
en même temps que son sens profond : « Thought nothing can bring back
the hour / Of splendour in the grass, of glory of the flower ; / We will
grieve not, rather find / Strength in what remains behind »[4].
Ces quelques vers, Deanie les lit une première fois au lycée sans bien les
comprendre, puis se les remémore dans les derniers plans du film, comprenant
qu’ils donnent un sens aux épreuves que chacun des jeunes gens a traversées.
Ainsi, trouvant la force nécessaire « dans ce qui demeure après »,
parviendront-ils à survivre dans un monde en crise (crise personnelle et crise sociale),
acceptant de renoncer à un grand amour impossible ou à une position sociale
confortable.
Admirablement construit et développé, le
script d’Inge (qui apparaît brièvement dans le rôle du pasteur) décrit tout un
monde d’individus égarés dans leur enfer personnel, murés dans leurs névroses,
prisonniers de leurs angoisses et qui courent après le bonheur sans parvenir
jamais à l’atteindre. Mais, au-delà des destinées individuelles, tous
s’inscrivent dans une aventure collective, celle d’une société qui s’est donné
comme but ultime la poursuite du bonheur et que fracassent tout à la fois le
désordre des psychés et les accidents de l’Histoire -- le
film s’achève sur la crise de 29 et ses conséquences. Ce drame de la
frustration et des espoirs déçus trouve son unité profonde, inattendue et
presque miraculeuse dans une sorte de démarche proprement épique alors même que
le film refuse tout spectaculaire pour se concentrer toujours plus sur ses
personnages. On ressent ici comme rarement une émotion fébrile qui évite
cependant tout débordement mélodramatique. Même le jeu des acteurs, un peu trop
marqué par l’empreinte de l’Actors Studio, parvient à transcender ses évidentes
limites pour parvenir à s’harmoniser en un tout d’une totale cohérence.
C’est enfin par la maîtrise absolue de sa
mise en scène que Kazan achève d’imposer la grandeur paradoxale de son film. A
l’univers en souffrance qu’il décrit et qui illustre une forme de décomposition
sociale et affective, il oppose un cadre singulièrement réfléchi, nous
rappelant opportunément que la mise en scène relève autant de la composition
des plans que des mouvements d’appareil. On peut parler là d’une unité parfaite
dans l’organisation du cadre où chaque élément trouve sa place exacte, qu’il
s’agisse d’un geste ou d’un regard, de la couleur d’une étoffe ou d’un choix
d’éclairage -- et il convient de souligner l’apport
essentiel du chef-opérateur Boris Kaufman[5]
qui contribue à donner au drame sa tonalité unique. Avec Splendor in the Grass, film réalisé à New-York et dans ses
environs, dans une manière de rejet d’Hollywood et de ses contraintes, et
pourtant en résonance avec certains grands drames minnelliens réalisés, eux,
sur la côte Ouest[6],
c’est un des plus beaux films du cinéma américain, et des plus bouleversants en
même temps que des plus méconnus, qu’il nous est donné de revoir
aujourd’hui -- un éblouissement à chaque nouvelle vision.
[1]
Je ne reviendrai pas ici sur son comportement indéfendable, donnant des noms et
allant jusqu‘à acheter une page entière du NewYork
Times pour justifier sa position. Peut-être en raison de son grand talent,
cette affaire lui fut vigoureusement reprochée jusqu’à sa mort, quand d’autres
délateurs, certes plus obscurs (je pense à Edward Dmytryk), bénéficièrent de
davantage d’indulgence. Et que dire des honneurs dont certains « chasseurs
de sorcières » particulièrement acharnés (songeons à John Wayne)
bénéficièrent -- honneurs qui ne furent guère contestés par
ceux-là même qui conspuaient Kazan.
[2]
Marilyn Monroe également, dont la femme de Lee Strasberg, Paula, fut le mentor.
C’est elle dont on peut voir l’encombrante présence à ses côtés dans le récent My Week with Marilyn .
[3]
Quand le titre français, lui, évoquerait plutôt Williams.
[4]
« Bien que rien ne puisse ramener l’heure/ De la splendeur dans l’herbe,
de la gloire dans la fleur ; / Nous ne nous affligerons pas, mais
chercherons plutôt / La force dans ce qui demeure après ».
[5]
Par ailleurs frère du célèbre cinéaste soviétique Dziga Vertov.
[6]
On songe à La Toile d’araignée (The Cobweb, 1955) et Thé et sympathie (Tea and Sympathy, 1956), dont d’ailleurs Kazan avait assuré la mise
en scène théâtrale de la pièce de Robert Anderson en 1953 avec les deux mêmes
acteurs, Deborah Kerr et John Kerr
-- aucun lien de parenté.
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