Royal
Affair (En
Kongelig Affaere), de Nikolaj Arcel (2012).
Après avoir découvert il y a
quelques années la richesse et la diversité de la littérature scandinave, qu’elle
soit policière ou générale (et en grande partie grâce au travail des éditions
Actes Sud), on s’aperçoit que se développe aussi dans le nord de l’Europe,
au-delà des grands précurseurs bien connus (de Dreyer à Bergman en passant par
Sjöström et Stiller) et des récents ravages du Dogme 95, une production
audiovisuelle de grande qualité -- je dis audiovisuelle puisqu’elle concerne
aussi bien le cinéma que la télévision avec d’excellentes séries comme Forbrydelsen (connue aussi sous le titre
de The Killing, comme son remake américain), les enquêtes du
commissaire Winter ou encore Borgen, actuellement
diffusée sur Arte. Millenium déjà (la
version locale de Niels Arden Oplev, pas déshonorante même si inférieure à
celle de David Fincher), plus récemment Les
Révoltés de l’île du diable de Marius Holst, malheureusement passé
complètement inaperçu, aujourd’hui Royal
Affair -- autant de films parfaitement aboutis qui
témoignent d’un cinéma nordique en bonne santé et libéré des théories ineptes
du Dogme[1].
Réalisé par le scénariste de Millenium, Nikolaj Arcel, déjà auteur de
trois films dont un seulement est parvenu très discrètement en France (L’Ile aux sorciers, 2007, uniquement
diffusé en DVD et que je ne connais pas), Royal
Affair témoigne d’une indiscutable ambition tant sur le fond que sur la
forme. Ecrit en collaboration avec Rasmus Heisterberg (l’autre scénariste de Millenium), le film[2]
décrit l’étonnant destin de Johann Friedrich Struensee (Mads Mikkelsen),
médecin allemand adepte des Lumières qui devint pendant peu de temps (de 1770 à
1772) l’homme fort du Danemark en menant une politique libérale et humaniste
aux côtés -- ou plutôt à la place -- du
roi Christian VII (Mikkel Boe Folsgaard), monarque fantasque et mentalement
fragile. Les réformes qu’il entreprit alors lui valurent des inimitiés telles
qu’un coup de force fomenté par les éléments les plus réactionnaires de la Cour
le renversa et qu’il fut décapité pour crime de lèse-majesté. L’intrigue
politique se double par ailleurs d’une histoire d’amour entre Struensee et la
reine Caroline Mathilde (Alicia Vikander), délaissée par un mari amateur de
débauches diverses et de prostituées à gros seins (c’est lui qui le dit).
On pourrait penser toute cette
affaire royale guère faite pour passionner les foules au-delà des étroites
frontières du Danemark et relevant d’une entreprise de prestige au budget
opulent destinée à défendre les couleurs nationales dans différents
festivals -- et, de fait, le film a été doublement
distingué à la dernière Berlinale[3].
Mais, bien au contraire, par la grâce d’un scénario qui entremêle habilement
les jeux de l’amour et du pouvoir, Royal
Affair emporte rapidement l’adhésion du spectateur, même peu familier de
l’Histoire danoise de la fin du XVIIIème siècle. C’était l’époque où
l’Europe présentait des frontières bien plus poreuses qu’aujourd’hui :
bien qu’allemand, Struensee dirige de fait le Danemark ; la reine Caroline
Mathilde est anglaise (sœur d’un roi lui aussi
à l’esprit faible, George III) mais d’origine allemande par la Maison de
Hanovre ; et ce sont les idées des philosophes français, Diderot, Rousseau
et surtout Voltaire, qui influencent la pensée politique européenne, de
l’Atlantique à l’Oural comme on ne le disait pas encore. Il est intéressant, et
singulièrement éclairant, de voir émerger ici une forme de nationalisme dans la
lutte opposant une aristocratie danoise rétrograde à des influences étrangères
jugées pernicieuses -- nationalisme qui ne cessera d’infecter
l’Europe jusqu’aux grands conflits de la première moitié du XXème
siècle.
Arcel ne se limite pas cependant à
mettre en scène une simple reconstitution historique, au demeurant très réussie
sur le plan visuel. Il parvient aussi à donner une réelle existence à des
personnages qui échappent tous à la pose académique d’un quelconque musée de
cire --
et sans avoir besoin de recourir
à ce bric-à-brac branché et anachronique qui rendait insupportable la Marie-Antoinette de Sofia Coppola. Sans
doute doit-il beaucoup à ses acteurs, tous remarquables et dont le jeu tout en
subtilité rend pleinement justice à la complexité de leurs personnages --
Mads Mikkelsen, politicien opportuniste et ambitieux mais aussi
réformateur courageux ; Mikkel Boe Folsgaard, roi déséquilibré mais aussi
pauvre individu dépassé, désemparé et finalement manipulé par les uns et par
les autres ; Alicia Vikander, reine corsetée dans un rôle qu’elle doit
jouer mais aussi femme avide d’une liberté que l’époque ne peut que lui
refuser.
Qu’importe que Nikolaj Arcel
s’éloigne ici ou là de la vérité historique
-- qui peut se vanter de connaître en profondeur le moi intime de
personnages disparus depuis plus de deux siècles ? C’est avec une élégance
intelligente et inspirée qu’il mène à bien un spectacle ambitieux et
parfaitement réussi, très bien écrit et
réalisé (voir ainsi la première rencontre entre le roi et Struensee où ils se
mesurent à coup de citations de Shakespeare), qui se double d’une belle
réflexion sur l’exercice du pouvoir et la difficile émergence de temps
nouveaux. Un film, somme toute, comme on aimerait en voir plus souvent.
[1]
Ce qui n’empêche pas Lars von Trier d’être, comme producteur, partie prenante
de Royal Affair --
comme quoi rien n’est jamais simple ni uniforme.
[2]
Qui, précisons-le, n’est pas une adaptation du roman de l’écrivain suédois Per
Olov Enquist, « Le Médecin personnel du roi » (1999, publié en 2000
chez Actes Sud) qui s’intéresse lui aussi à la personnalité complexe de
Struensee.
[3]
Meilleur scénario et meilleur acteur (Mikkel Boe Folsgaard).
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