Réédition de A Foreign Affair (La Scandaleuse de Berlin), de Billy Wilder (1948).
Chaque nouvelle vision d’un film de
Billy Wilder, loin de tempérer des enthousiasmes anciens, confirme, renforce et
même amplifie l’importance au sein de l’âge d’or du cinéma américain classique
de ce cinéaste trop longtemps sous-estimé. Mais comme tout grand cru, son œuvre
ne cesse de se bonifier avec le temps. Même un film aussi étranger à sa nature
que The Spirit of Saint-Louis (L’Odyssée de Charles Lindbergh, 1957),
revu tout récemment[1],
ne manque pas de moments tout à fait dignes de son immense talent et où l’on
retrouve son style inimitable. Autant dire que la réédition de A Foreign Affair, assurément pas le plus
connu de ses films, nous permet
aujourd’hui de (re)-découvrir une nouvelle perle wilderienne -- une
de plus pourrait-on dire.
Longtemps considéré comme une
production de peu d’importance, le film met en scène dans le Berlin en ruines
de l’immédiat après-guerre quelques parlementaires américains venus enquêter
sur le comportement et la moralité des troupes d’occupation. Ce groupe d’hommes
plutôt débonnaires, davantage préoccupés par le business que par l’éthique (on voit déjà One, Two, Three/Un, deux, trois, 1961, apparaître là en filigrane),
comprend aussi une femme, Phoebe Frost, la très puritaine représentante de
l’Iowa (Jean Arthur), particulièrement acharnée à traquer les débordements des
GI’s. Elle finira par tomber amoureuse du beau capitaine Pringle (John Lund),
lui-même « protecteur » d’une chanteuse de cabaret, Erika von
Schlütow (Marlene Dietrich), elle-même ancienne maîtresse d’un haut dignitaire
nazi. Un colonel pince-sans-rire (Millard Mitchell) se transformera en Cupidon
pour que tout s’achève bien -- ou presque.
On distinguera là, entre les lignes,
un fil conducteur assez proche de celui du Ninotchka
de Lubitsch (1939) dont Wilder et son complice Charles Brackett avaient écrit
le scénario. Un personnage féminin plutôt psychorigide vient pour remettre de
l’ordre dans une situation qu’elle juge contraire aux bonnes mœurs et finit par
se laisser séduire par celui qui en incarne les pires aspects. Et, de fait, A Foreign Affair est peut-être le plus
« lubitschien » de ses films où il sait mener à bien une histoire
d’amour sans jamais tomber dans le sentimentalisme tout en la nuançant de ces
traits satiriques qui lui sont familiers
-- à la limite du cynisme et de l’acidité. Tout
le monde finit à un moment ou à un autre à manipuler et tromper tout le monde
dans ce jeu de dupes rien moins que romantique où se mêlent subtilement drame et comédie. Et Erika,
la chanteuse de cabaret qui porte avec crânerie le fardeau des vaincus, finira
seule en marge d’une happy end
chargée d’amertume, assumant avec dignité et peut-être rouerie son rôle de
perdant.
Il fallait un culot certain (celui,
précisément, de Lubitsch réalisant en pleine guerre To Be or Not to Be, 1942) pour présenter ainsi en 1948 de façon
aussi positive une Allemande par ailleurs largement compromise avec les nazis.
Mais Wilder n’a jamais eu peur de rien, lui qui disait (a propos de One, Two, Three, mais cela vaut pour bon
nombre de ses films) : « J’adore cela : irriter tout le monde. A
la fin, naturellement, ils vont me mettre contre le mur de cellophane et me
tirer dessus des deux côtés ; les communistes, les capitalistes. J’adore. »[2]
Aussi A Foreign Affair, où des
parlementaires américains se réjouissent des juteux profits que promet la
reconstruction de l’Allemagne et où l’on voit des GI’s pratiquer le marché noir,
entretenir et « protéger » de délicieuses fräuleins et fraterniser en pleine guerre froide avec des soldats
russes dans les boites de nuit d’un Berlin en ruines, fut-il vilipendé à sa
sortie pour son « anti-américanisme ».
C’était évidemment bien mal voir,
mais tout au long de sa carrière Wilder aura été la victime de ce malentendu.
Car, ainsi que l’ont si joliment dit Tavernier et Coursodon[3] (paraphrasant
une formule célèbre): quand Frank Capra peint l’homme tel qu’il devrait être, Wilder le peint tel qu’il est et
tel qu’on devrait le peindre ; et d’ailleurs, contrairement à Capra qui
finit par revenir de ses illusions (voir State
of the Union, récemment réédité), Wilder n’a jamais eu, lui, à dévier de sa
trajectoire. S’il condamne quelque chose ici, en bon moraliste qu’il est, ce
sont moins certains comportements humains, trop humains, qu’il décrit sans
concession mais avec empathie, que la veulerie et l’hypocrisie qui les
accompagnent. Nul n’est épargné dans ce grand jeu de massacre mais Wilder sait
faire la part des choses et si les Allemands lèchent les bottes de leurs
nouveaux maîtres après avoir léché celles des nazis (voir la scène à la fois
pathétique et hilarante où un père se désole et s’excuse de voir son fils
dessiner des croix gammées partout où il le peut), c’est d’abord pour survivre
dans un monde en ruines. Moins cynique que lucide, Wilder nous dit aussi que
les hommes, considérés individuellement, valent mieux que les systèmes.
Ecrit comme toujours avec cet
exceptionnel talent qui fit de lui (avec Joseph Mankiewicz) l’un des plus
grands scénaristes de son temps, A
Foreign Affair prouve aussi à quel point Wilder était un grand metteur en
scène, lui qui -- formidable idée de mise en scène --
transforme une banale séquence de séduction dans une salle d’archives,
au milieu de meubles à tiroirs dont il fait un usage aussi brillant
qu’inattendu, en un véritable morceau de bravoure purement cinématographique.
Mais il le fait sans nulle ostentation, comme savait le faire tous les grands
cinéastes de cette époque-là, c'est-à-dire, comme il le disait lui-même,
« avec élégance et simplicité sans ces tours de magicien que je trouve
répugnants. »[4]
Quand il parlait de son art, Wilder ne mâchait pas non plus ses mots -- et
c’était bien.
[1]
Au Grand Action de la rue des Ecoles qui programme cette semaine encore
quelques-uns de ses films.
[2]
Propos recueillis par Michel Ciment pour
son film Une Homme parfait à 60%
(1979) et publiés dans Positif,
n°269-270, juillet-août 1983, p.26.
[3]
Dans 50 ans de cinéma américain,
Nathan, 1991, p.975.
[4]
Dans l’entretien déjà cité, p.22.
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