21 novembre 2012

Une nouvelle perle wilderienne.


Réédition de A Foreign Affair (La Scandaleuse de Berlin), de Billy Wilder (1948).

            Chaque nouvelle vision d’un film de Billy Wilder, loin de tempérer des enthousiasmes anciens, confirme, renforce et même amplifie l’importance au sein de l’âge d’or du cinéma américain classique de ce cinéaste trop longtemps sous-estimé. Mais comme tout grand cru, son œuvre ne cesse de se bonifier avec le temps. Même un film aussi étranger à sa nature que The Spirit of Saint-Louis (L’Odyssée de Charles Lindbergh, 1957), revu tout récemment[1], ne manque pas de moments tout à fait dignes de son immense talent et où l’on retrouve son style inimitable. Autant dire que la réédition de A Foreign Affair, assurément pas le plus connu de ses films,  nous permet aujourd’hui de (re)-découvrir une nouvelle perle wilderienne  --  une de plus pourrait-on dire.

            Longtemps considéré comme une production de peu d’importance, le film met en scène dans le Berlin en ruines de l’immédiat après-guerre quelques parlementaires américains venus enquêter sur le comportement et la moralité des troupes d’occupation. Ce groupe d’hommes plutôt débonnaires, davantage préoccupés par le business que par l’éthique (on voit déjà One, Two, Three/Un, deux, trois, 1961, apparaître là en filigrane), comprend aussi une femme, Phoebe Frost, la très puritaine représentante de l’Iowa (Jean Arthur), particulièrement acharnée à traquer les débordements des GI’s. Elle finira par tomber amoureuse du beau capitaine Pringle (John Lund), lui-même « protecteur » d’une chanteuse de cabaret, Erika von Schlütow (Marlene Dietrich), elle-même ancienne maîtresse d’un haut dignitaire nazi. Un colonel pince-sans-rire (Millard Mitchell) se transformera en Cupidon pour que tout s’achève bien  --  ou presque.

            On distinguera là, entre les lignes, un fil conducteur assez proche de celui du Ninotchka de Lubitsch (1939) dont Wilder et son complice Charles Brackett avaient écrit le scénario. Un personnage féminin plutôt psychorigide vient pour remettre de l’ordre dans une situation qu’elle juge contraire aux bonnes mœurs et finit par se laisser séduire par celui qui en incarne les pires aspects. Et, de fait, A Foreign Affair est peut-être le plus « lubitschien » de ses films où il sait mener à bien une histoire d’amour sans jamais tomber dans le sentimentalisme tout en la nuançant de ces traits satiriques qui lui sont familiers  --   à la limite du cynisme et de l’acidité. Tout le monde finit à un moment ou à un autre à manipuler et tromper tout le monde dans ce jeu de dupes rien moins que romantique où  se  mêlent subtilement drame et comédie. Et Erika, la chanteuse de cabaret qui porte avec crânerie le fardeau des vaincus, finira seule en marge d’une happy end chargée d’amertume, assumant avec dignité et peut-être rouerie son rôle de perdant.

            Il fallait un culot certain (celui, précisément, de Lubitsch réalisant en pleine guerre To Be or Not to Be, 1942) pour présenter ainsi en 1948 de façon aussi positive une Allemande par ailleurs largement compromise avec les nazis. Mais Wilder n’a jamais eu peur de rien, lui qui disait (a propos de One, Two, Three, mais cela vaut pour bon nombre de ses films) : « J’adore cela : irriter tout le monde. A la fin, naturellement, ils vont me mettre contre le mur de cellophane et me tirer dessus des deux côtés ; les communistes, les capitalistes. J’adore. »[2] Aussi A Foreign Affair, où des parlementaires américains se réjouissent des juteux profits que promet la reconstruction de l’Allemagne et où l’on voit des GI’s pratiquer le marché noir, entretenir et « protéger » de délicieuses fräuleins et fraterniser en pleine guerre froide avec des soldats russes dans les boites de nuit d’un Berlin en ruines, fut-il vilipendé à sa sortie pour son « anti-américanisme ».

            C’était évidemment bien mal voir, mais tout au long de sa carrière Wilder aura été la victime de ce malentendu. Car, ainsi que l’ont si joliment dit Tavernier et Coursodon[3] (paraphrasant une formule célèbre): quand Frank Capra peint l’homme tel qu’il  devrait être, Wilder le peint tel qu’il est et tel qu’on devrait le peindre ; et d’ailleurs, contrairement à Capra qui finit par revenir de ses illusions (voir State of the Union, récemment réédité), Wilder n’a jamais eu, lui, à dévier de sa trajectoire. S’il condamne quelque chose ici, en bon moraliste qu’il est, ce sont moins certains comportements humains, trop humains, qu’il décrit sans concession mais avec empathie, que la veulerie et l’hypocrisie qui les accompagnent. Nul n’est épargné dans ce grand jeu de massacre mais Wilder sait faire la part des choses et si les Allemands lèchent les bottes de leurs nouveaux maîtres après avoir léché celles des nazis (voir la scène à la fois pathétique et hilarante où un père se désole et s’excuse de voir son fils dessiner des croix gammées partout où il le peut), c’est d’abord pour survivre dans un monde en ruines. Moins cynique que lucide, Wilder nous dit aussi que les hommes, considérés individuellement, valent mieux que les systèmes.

            Ecrit comme toujours avec cet exceptionnel talent qui fit de lui (avec Joseph Mankiewicz) l’un des plus grands scénaristes de son temps, A Foreign Affair prouve aussi à quel point Wilder était un grand metteur en scène, lui qui  --  formidable idée de mise en scène  --  transforme une banale séquence de séduction dans une salle d’archives, au milieu de meubles à tiroirs dont il fait un usage aussi brillant qu’inattendu, en un véritable morceau de bravoure purement cinématographique. Mais il le fait sans nulle ostentation, comme savait le faire tous les grands cinéastes de cette époque-là, c'est-à-dire, comme il le disait lui-même, « avec élégance et simplicité sans ces tours de magicien que je trouve répugnants. »[4] Quand il parlait de son art, Wilder ne mâchait pas non plus ses mots  --  et c’était bien.



[1] Au Grand Action de la rue des Ecoles qui programme cette semaine encore quelques-uns de ses films.
[2] Propos recueillis par Michel Ciment  pour son film Une Homme parfait à 60% (1979) et publiés dans Positif, n°269-270, juillet-août 1983, p.26.
[3] Dans 50 ans de cinéma américain, Nathan, 1991, p.975.
[4] Dans l’entretien déjà cité, p.22.

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